Le temps d'une vie

Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Une vie.
 
« Cinquante-neuf
C'était beau et mémorable. Le genre de vie qu'on ne peut regretter. Comme l'aurait chantonné le garçon exténué du second jour de la saison des pluies de l'année dernière, I swear I lived1.
 
Cinquante-huit
Il ne m'a pas épargné.
 
Cinquante-sept
Je me suis accroché à la vie, refusant d'être vaincu dans de telles conditions.
 
Cinquante-six
Du haut de mon trône, je l'ai vu dévorer mes frères et mes sœurs. Insatiable qu'il est, plus il massacre, plus il en veut.
 
Cinquante-cinq
Il s'était frayé un chemin entre les plaines et les collines. On sentait qu'il n'avait peur de rien, que rien ne pourrait l'arrêter.
 
Cinquante-deux
Ses fumées sombres avaient fait fuir et asphyxié les animaux qui autrefois trouvaient refuge auprès de moi. J'y pense, où iront-ils à présent ?
 
Cinquante-un
Ses étincelles voraces étaient sans pitié. Ses flammes plus ardentes et plus passionnées que les amours échoués dont mon tronc peut témoigner.
 
Cinquante
Je ne savais pas d'où il venait, ni de quel droit il pouvait s'imposer de cette manière. Mais, je n'avais le choix que de me plier à sa volonté.
 
Quarante-neuf
Je suis celui que les aventuriers appellent l'arbre des voyageurs.
 
Quarante-huit
Je suis le Ravenala2, en réalité le « Ravinala ». Je suis heureux et effrayé.
 
Quarante-sept
Aussi majestueux que j'eusse été, je n'étais pas roi. Nombreux étaient mes semblables, plus grands et plus beaux que moi.
 
Quarante-six
Mais j'étais si fier. Je m'étais toujours senti à ma place.
 
Quarante-cinq
Je suis honoré d'avoir servi braves gens, faunes et flores. Satisfait d'avoir été si digne. De mes feuilles avaient été créées chapeaux, paniers, murs et tant d'objets. La symphonie de mes fleurs blanches et parfumées avait inspirée plus d'un. Mes fruits avaient été le nectar des voyageurs assoiffés. Et ma seule ombre pouvait symboliser mon pays.
 
Quarante-quatre
...
 
Quarante-trois
...
 
Quarante-deux
Sans oublier ma sève dégoulinante qu'ils l'utilisaient pour guérir certaines les blessures.
Ahhh, comment ne pas m'aimer.
 
Quarante-un
...
 
Quarante
J'ai vu les saisons défiler. J'ai vu les rayons du soleil s'en aller et venir puis faire place à la pluie.
 
Trente-neuf
Je suis enchanté d'avoir connu les deux. L'un me permettait de m'épanouir, l'autre de me ressourcer.
 
Trente-huit
...
 
Trente-sept
...
 
Trente-six
Ils me manqueront.
 
Trente-cinq
...
 
Trente-quatre
La belle lune et les étoiles que j'ai toujours rêvé d'atteindre, je ne les apercevrai plus. J'ai toujours cru qu'un jour mes feuilles allaient les toucher.
 
Trente-trois
...
 
Trente-deux
J'ai tendrement gardé la foi que je les atteindrai quand il le faudra, que je leur parlerai. Je leur aurai demandé comment ils faisaient pour briller même dans la nuit sombre. Maintenant, je ne le saurai jamais.
 
Trente-un
...
 
Trente
Tiens, un peu comme ce feu ardent. Je devrais lui demander à lui, il arrive.
 
Vingt-neuf
...
 
Vingt-huit
Sa fumée grise ne me plaît guère. Elle m'étouffe. Je ne lui demanderai pas.
 
Vingt-sept
...
 
Vingt-six
Autant m'éteindre à tout jamais que de briller pour tout détruire derrière moi.
 
Vingt-cinq
...
 
Vingt-quatre
...
 
Vingt-trois
Y-a-t-il un après, après tout ça ?
 
Vingt-deux
...
 
Vingt et un
Il y a bien eu un début dont je ne me souviens plus.
 
Vingt
...
 
Dix-neuf
...
 
Dix-huit
Il ne me laisse plus respirer.
 
Dix-sept
C'était ça le début.
 
Seize
...
 
Quinze
Des cendres partout et quelques tiges vertes qui en renaissaient. Des herbes, toutes sortes d'herbes.
 
Quatorze
J'étais parmi eux. Une petite touffe d'herbe qui a réussi sa vie.
 
Treize
...
Douze
Non, ceci n'est pas la fin. Je veux croire...
 
Onze
...
 
Dix
... que...
 
Neuf
... que je reverrai le jour et son soleil, la nuit et sa lune, et ses étoiles.
 
Huit
...
 
Sept
...
 
Six
...
 
Cinq
Je n'y arriverai pas, il est plus fort que je ne le serai jamais.
 
Quatre
...
 
Trois
Non, je suis invincible.
 
Deux
Je reverrai le jour et son soleil, la nuit et sa lune, et ses étoiles.
 
Un »
 
Je l'ai vu du haut de mon piédestal, retenu par les mémoires d'une vie pleinement vécue, tiraillé entre l'espoir de renaître et la peur de rendre l'âme. Ça a duré une bonne minute si on utilise le temps du commun des mortels. Mais je sais que pour lui, ça a duré une vie, plus même, une éternité.
Ce grand dramaturge reverra le jour, je vous le garantis. Ici la lune, celui qui vous raconte tout sur tout.
 
1 Extrait des paroles du titre « I lived » du groupe « OneRepublic »
2 Mot d'origine malgache signifiant feuilles de la forêt. De son nom scientifique Ravenala Madagascariensis, c'est une sorte de plante tropicale originaire de Madagascar de la famille des Strelitziaceae.
 
 
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