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Université numérique Cheikh Hamidou Kane - Sénégal
Le silence des survivantes
Je ne peux pas raconter d'où je viens. J'ai tout oublié.
Ou plutôt, j'ai enseveli mes origines sous une chape de silence. Certaines histoires ne méritent pas d'être transmises. Certaines nuits disloquent à jamais ce qu'on croyait immuable. Elles abîment jusqu'au souvenir. Elles effacent, elles fracturent, elles tuent à voix basse.
Ce soir-là, j'allais le retrouver. Bouna.
On s'était donné rendez-vous sur la terrasse des Gaye, après l'anniversaire d'Inaya. J'étais descendue avant lui, fébrile, exaltée comme une enfant qu'on n'a pas encore trahie. La lune taillait les ombres au couteau, le silence avait l'étoffe d'un secret. Je portais une robe claire, légère, presque vulnérable.
Mais à mi-pente de l'escalier, une silhouette s'est détachée du mur.
Je n'ai pas eu le temps de crier.
Une paume s'est écrasée contre mes lèvres. Un souffle fétide, une lame glacée contre ma peau. Puis la chute. Mon corps happé, traîné sans ménagement dans un recoin obscur, à peine léché par la lumière mourante d'un réverbère. Mon dos heurta la pierre. Mes jambes furent écartées. Mon souffle étranglé.
Et puis... tout s'est figé.
Mon seul cri fut celui de la chair qu'on déchire.
Une douleur sèche, brutale, foudroyante.
Je n'ai pas hurlé. Le couteau me l'avait interdit. La terreur m'avait volé ma voix.
Il n'y eut ni visage, ni mot. Juste un corps anonyme, un souffle animal, et l'intrusion d'un autre dans le mien, comme une profanation.
Puis, le vide.
Il s'est évaporé comme il était apparu. Sans bruit. Sans regard. En m'abandonnant là, souillée, éparpillée, disloquée.
Un silence plus pesant que la mort.
Et c'est alors que je l'ai vu.
Bouna.
Son ombre, haletante, surgissant dans l'angle de l'escalier. Essoufflé. Trop tard.
Dans ma confusion, j'ai cru que c'était lui. Que c'était sa main. Sa brutalité. Son absence d'amour.
Qui d'autre ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi ce regard fendu d'effroi ?
Je n'avais que son ombre pour réponse, et le poids de l'impensable pour seule certitude.
Je ne me souviens pas comment je suis rentrée. Mes jambes marchaient seules, mécaniques.
Ma chemise pendait, mon short à demi arraché. Je boitais sans destination.
Je crois que j'étais morte debout.
Dans ma chambre, j'ai verrouillé la porte comme on barricade un tombeau.
Je me suis déshabillée lentement, comme on retire une peau étrangère.
Puis j'ai frotté, frotté encore. Sous l'eau glacée, jusqu'à me lacérer les bras.
Mais rien ne partait.
Ni le sang séché. Ni la douleur nue. Ni l'odeur de l'effraction. Ni la honte muette.
Je me suis effondrée sur le carrelage.
J'ai voulu hurler. Mais le cri était resté coincé, là-bas, entre mes jambes, dans ce silence saturé qu'aucune oreille n'avait voulu recueillir.
Je pensais à maman. À son regard. À sa force. À tout ce que je venais de trahir malgré moi.
Je pensais à moi. À l'avant.
Et je me suis effacée.
Je me suis rhabillée. Bouton après bouton. Comme on recoud une déchirure.
Puis je me suis regardée dans le miroir. Et je n'y étais plus.
Je m'appelle Ndiaya. J'ai vingt-deux ans.
Mais ce soir, je suis née sans mémoire.
Ma voix s'est noyée dans le viol. Mon passé a été aspiré par l'ombre d'un escalier.
Et mon avenir... je l'ai refermé à double tour, comme cette porte que je ne rouvrirai plus jamais.
Alors j'ai décidé d'oublier.
Je ne peux pas raconter d'où je viens. J'ai tout oublié.