Je ne peux pas raconter d'où je viens. J'ai tout oublié.
Mais certaines nuits, quelque chose me gratte sous la peau. Un frisson qui n'a pas de nom, un
tambour dans la cage de mon cœur.
Je vis chez Mamazoba. On dit qu'elle est vieille comme le sol. Elle ne parle pas souvent aux
vivants, mais elle cause avec les choses. Le feu. Le vent. L'eau du seau. Des fois même, elle
murmure au pilon.
Un soir, alors que la lune flottait comme une barque audessus de la cour, elle m'a appelé :
—Hé, garçon sans passé. Viens là. Je vais te dire ce que tu sais sans savoir.
Je me suis assis. Elle a craché dans la terre, pris une poignée de cendres, et m'a frotté le front
avec.
—Écoute. Ouvre grand les oreilles, mais ferme la bouche.
Et elle a parlé.
Sa voix, ce n'était plus elle. C'était comme si le vent parlait à travers sa gorge.
—Il y a longtemps, quand les arbres marchaient encore et que les pierres avaient des
noms, notre peuple s'est retrouvé coincé. L'autre rive de la Sanaga, c'était la promesse.
Mais la Sanaga elle-même, elle était en colère. Froide, large, sauvage.
Personne ne savait comment traverser. Les canots se brisaient. Les pirogues fuyaient.
Et les crocodiles... Ils attendaient.
Alors l'Ancien du village, un homme qui parlait la langue des bêtes, s'est enfoncé seul
dans la forêt. Il a jeûné neuf jours. Il a dormi sur une termitière. Il a parlé aux ancêtres.
Et le dixième matin, il est revenu, avec un serpent.
Pas un serpent comme les autres. Non. Celui-là, il avait des yeux comme deux lunes
mortes. Et son dos... son dos était large comme un sentier.
Le serpent s'est couché. Il n'a pas sifflé. Il a tendu son corps comme un pont vivant. Et
un à un, les anciens, les femmes, les enfants, tous ont marché sur lui.
Même les chèvres ont traversé, les yeux baissés. Quand le dernier est passé, le serpent s'est dressé. Il les a regardés. Il a plongé dans la
Sanaga, et on ne l'a plus jamais revu.
Je n'ai pas parlé.
Zoba m'a regardé droit dans les yeux.
Tu veux savoir pourquoi tu ne te rappelles pas, petit ? Parce que parfois, pour traverser,
il faut oublier. Ce que tu es... vient de ce que tu ne sais plus.
Depuis cette nuit-là, les mots de Mama Zobasont restés accrochés à mon dos. Je les porte
comme une ombre mouillée.
Je fais semblant de vivre. Je mange, je ris, je dors. Mais parfois, dans mon sommeil, j'entends
un bruit de froissement... comme des écailles qui rampent sous la terre.
Trop d'encre, pas assez de mémoire.
Chez moi, y'a un vieux panier sous mon lit. Dedans, un morceau de calebasse fendue, une dent
d'iguane, un cauri troué.
Des choses que ma mère m'a laissées avant de disparaître un soir d'août.
Elle disait que nous venions d'un peuple qui avait traversé le fleuve sur le dos d'un serpent.
Moi, je pensais qu'elle délirait. Jusqu'à Mama Zoba.
Et puis... il y a eu ce rêve.
Pas un rêve doux. Un rêve lourd, pressé, qui cogne les côtes.
La Sanaga était rouge. Rouge comme le feu qui dévore les villages.
Des cris montaient de la forêt. Une foule courait, fuyait quelque chose.
Et moi, j'étais là, planté, incapable de bouger.
Mais au milieu du tumulte, un enfant m'a regardé. Il avait mon visage. Plus jeune. Plus vrai.
Il m'a tendu la main.
Si tu sais d'où tu viens, tu sauras où aller.
Je me suis réveillé, le corps trempé, la gorge pleine de cendres.
Depuis, j'ai commencé à noter. À recoller des miettes. J'ai compris que mes ancêtres fuyaient une guerre. Une vraie.
Pas une guerre de rois ou de frontières. Une guerre des silences. Des malédictions.
Ils étaient pourchassés. On les disait sorciers, insoumis, dangereux.
Le serpent n'était pas juste un miracle. Il était la dernière porte.
Mais voilà : j'ai peur.
Peur que si je creuse trop dans cette histoire, quelque chose m'engloutisse.
Peur que tout cela soit vrai.
Et surtout... peur que ce soit mon tour de marcher sur le dos du serpent.
Un soir, j'ai demandé àZoba :
Et s'il revenait ?
Elle n'a rien dit. Elle a pris un bout de charbon, tracé une ligne noire sur le mur :
Le serpent revient toujours. Mais il ne vient qu'à ceux qui ont déjà commencé à
oublier.
Il y a une semaine, j'ai pris le train pour sa'a
Je ne savais pas ce que je cherchais exactement. Peutêtre une trace, un vieux chant, une pierre
retournée.
En descendant, j'ai senti l'odeur. Une odeur ancienne, faite de terre mouillée, de feu froid et de
raphia sec.
J'ai marché longtemps. Sans carte. Comme si mes pieds savaient.
Au bord de la Sanaga, j'ai retrouvé ce qu'on appelait "Ndanga Yop". Un village sans pancarte,
qu'on ne montre pas aux touristes.
Là, un vieux m'a regardé sans surprise.
—Tu es en retard.
Comment... comment tu sais qui je suis ?
Personne ne sait. Mais ton ombre parlait déjà de toi. Il m'a fait asseoir. M'a servi du vin de raphia.
Puis il a dit : « Tu es du sang de ceux qui ont traversé. Ceux qui n'ont pas été avalés.»
Je l'ai écouté sans parler.
Il a raconté comment, une nuit, alors que la guerre des masques brûlait les clairières, les anciens
prièrent l'Esprit des eaux.
On dit qu'un gigantesque serpent blanc est sorti du fleuve. Il ne sifflait pas. Il chantait.
Un chant que seuls les enfants comprenaient.
Les Manguissa ont marché en file, pieds nus sur son dos.
Chaque pas laissait une empreinte d'oubli. Ils ne pouvaient pas se retourner.
Ceux qui l'ont fait... ont disparu.
Personne ne sait ce qu'il y avait derrière.
Le vieux m'a emmené près de l'eau.
Là, il m'a tendu une pierre. Dessus, un signe.
Un serpent stylisé, enroulé autour d'un œil. Le même que sur le cauri troué de ma mère.
C'est ton tour maintenant.
Je n'ai rien dit. J'ai regardé l'eau. Elle nebougeait pas.
Mais j'ai senti... quelque chose. Un silence chargé. Un souffle d'écailles.
Je voulais partir. Mais mes pieds sont restés là. Collés au sol, comme enracinés dans le limon
des ancêtres.
Depuis, je reviens chaque nuit.
Je m'assois. Je regarde. Je parle à personne. Je sens que quelque chose approche. Un choix.
Le serpent ne revient qu'une fois. Il attend. Il ne force rien.
Peutêtre qu'il est déjà là. Invisible.
Peut-être qu'il est en moi.
Je ne peux pas raconter d'où je viens.
J'ai tout oublié.
Mais j'ai peur de me souvenir.
Et s'il suffisait de poser le pied sur l'eau, une seule fois, pour que tout recommence ?
La nuit est tombée comme une calebasse sans fond.
Autour de moi, la brousse chuchote.
Je n'ai pas bougé.
Dans mes mains, la pierre du vieux brûle à peine, tiède comme un cœur ancien.
Ce soir, j'ai entendu un bruit que je ne connaissais pas. Un battement. Pas dans mes oreilles,
mais dans l'eau.
Quelque chose de lent. Profond. Comme une respiration immense sous la surface.
Je n'ose pas appeler ça "le serpent". Je me dis que c'est peutêtre juste mon imagination qui
glisse.
Mais je sais que dans notre peuple, l'imagination est une forme de mémoire. On ne sait plus si
ce qu'on rêve est faux ou si c'est le souvenir d'un rêve très ancien.
Un autre vieux du village m'a parlé aujourd'hui.
Il m'a dit qu'avant, les femmes Manguissa portaient les souvenirs dans leurs cheveux.
Elles tressaient des messages codés, des itinéraires d'exil, des fragments de chants.
Quand elles mouraient, on brûlait leurs têtes, pour que l'ennemi n'apprenne rien.
Je n'ai pas su quoi répondre.
Je me suis rappelé les cheveux de ma grandmère. Toujours tressés serré, même quand elle dormait.
Dans mon sommeil, le fleuve est devenu rouge.
Pas rouge sang, non. Rouge argile. Rouge mémoire.
Des visages sont apparus, un à un, comme des masques abandonnés.
Tous me regardaient. Certains pleuraient. D'autres murmuraient en langue que je ne comprenais
plus.
Une fillette m'a tendu la main. Elle avait les pieds mouillés.
Je l'ai reconnue.
C'était moi.