Le Sammyjoe

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— Papa, regarde ce que j'ai trouvé ! Elle était dans le vieux livre que tu m'as donné.
Antoine surgit dans le salon. Il tient dans sa main une petite photo en noir et blanc. J'observe le cliché. Je dois avoir onze ans, mon frère, treize. À ma gauche, il y a un petit voilier blanc échoué sur le sable.
— C'est toi sur la photo ?
— Oui, avec ton oncle Sam. Et là, c'est Sammyjoe.
— Sammyjoe ?
— C'est ainsi que nous avions baptisé notre petit voilier, un Optimist. Sam et Joe, nos deux prénoms. Nous avions rajouté un « y », pour faire plus aventuriers. À cette époque, nous adorions inventer des histoires. Des trésors enfouis sous la mer, des pirates à combattre, des lieux maudits où les sirènes envoûtaient les marins. Nous passions beaucoup de temps à bord du Sammyjoe, jusqu'à ce fameux week-end.
Je caresse du doigt la photo, un brin nostalgique.
— Qu'est-ce qui s'est passé ?
Je contemple le bateau sans rien dire. Les souvenirs d'enfance reprennent vie. Les sensations, les couleurs, les odeurs. Tout est là, tellement réel.
— Qu'est-ce qui s'est passé Papa ? répète Antoine. Allez, raconte !
Mon fils s'assoit à mes côtés. Je commence mon récit.

— C'était un samedi. Je m'en souviens, car tous les samedis nos parents se rendaient chez des amis pour jouer aux cartes. D'ordinaire, nous les accompagnions, mais ce jour-là, nous sommes restés seuls, car mon frère devait préparer pour l'école un exposé sur la faune et la flore marine, et j'avais proposé de l'aider. Les consignes de nos parents étaient strictes : nous étions autorisés à nous rendre sur la plage et à nous baigner jusqu'aux bouées, mais interdiction de faire du voilier ! Nous avons promis.
— Mais vous avez menti... me dit mon fils en fronçant les sourcils.
— Pas sur le moment... Lorsque nos parents sont partis, nous nous sommes rendus sur la plage et nous avons longé les rochers, équipés d'une épuisette et d'un seau afin de ramasser des coquillages, des plantes et tout ce qui pourrait illustrer l'exposé.
— Et pourquoi vous êtes partis sur le Sammyjoe alors ? demande mon fils avec impatience.
— Si tu me coupes toutes les cinq minutes, je ne vais jamais réussir à te raconter l'histoire.
Mon fils se renfrogne. J'ébouriffe ses cheveux pour lui rendre son sourire, et je poursuis.
— Nous étions donc dans les rochers quand nous avons rencontré Lisa, Mathias et Jérémy, des copains avec qui nous faisions souvent de la voile. C'est Mathias qui a eu l'idée d'aller sur l'île Crocodile. Nous l'avions baptisée ainsi à cause de sa forme tout en longueur qui faisait penser à un gigantesque crocodile gueule ouverte. Mathias, qui était allé sur l'île avec son père, disait qu'on pourrait trouver là-bas des coquillages et des plantes bizarres que l'on ne voyait pas sur le continent. Nous étions conscients de rompre notre promesse, mais pour nous il n'y avait pas de danger, nous connaissions la mer et étions très bons nageurs. Nous nous sommes donné rendez-vous une heure plus tard près de la grotte rouge, un lieu suffisamment éloigné pour passer inaperçus. Lorsque nous sommes arrivés à bord de Sammyjoe, deux autres Optimists étaient déjà là. Lisa et Mathias avaient décidé de faire équipe tandis que Jérémy, le plus âgé de nous tous, ferait la traversée seul. Au moment de mettre nos gilets de sauvetage, mon frère s'est rendu compte que l'un des deux était déchiré et inutilisable. Sûrement un coup de Jack, notre fox-terrier qui mordillait tout ce qu'il trouvait.
— Comme Crazy qui mange nos tennis ! me dit mon fils en riant. Comment vous avez fait alors ?
— Nous n'avions pas le temps de remonter à la maison. Sam a décidé que ce serait lui qui ne mettrait pas de gilet étant donné qu'il était l'aîné, et nous sommes partis. Il faisait un temps magnifique. Le vent s'était levé, un vent de dos qui nous poussait vers le large. Les voiles gonflées, nous filions à toute allure, Jérémy en tête, et nous côte à côte avec Lisa et Mathias. Une demi-heure plus tard, nous atteignions l'île Crocodile et accostions dans une petite crique. Mathias n'avait pas menti. L'île était magnifique. Il y avait une grande variété de plantes. Certaines, multicolores, s'accrochaient aux arbres comme des lianes et faisaient plus de deux mètres de haut, d'autres ressemblaient aux plantes carnivores que j'avais vues dans le livre de mon grand-père.
— Vous les avez prises pour l'exposé ?
— Oui, bien sûr ! Nous avons aussi ramassé des pierres, des graines et même des plumes, car l'île était peuplée d'oiseaux.
— Et ensuite, vous êtes repartis ?
— Non, Mathias nous a emmenés au sud de l'île. Une longue roche qui semblait recouverte d'écailles de dinosaures. Elle formait un coude à son extrémité. À cet endroit, il y avait une multitude de petits poissons de toutes les couleurs. Nous avons mangé nos sandwichs face à la mer puis avons exploré les fonds marins à la recherche de coquillages. Ensuite, épuisés, nous nous sommes étendus sur la roche chaude. C'est Jérémy qui a donné l'alerte à cause des oiseaux.
— Les oiseaux ?
— Les oiseaux se sont tous réfugiés dans les arbres. Il n'y en avait plus un seul dans le ciel. Tu sais, il faut toujours se fier aux animaux, ce sont les premiers à sentir le danger. Autant te dire que nous n'avons pas mis longtemps à rassembler nos affaires et à rejoindre les bateaux. Sam a pris la barre alors que je m'asseyais au fond de la coque, agrippé au puits de dérive. Le vent s'est levé, et nous avions du mal à tenir le cap. De gros nuages s'amoncelaient dans le ciel et des bourrasques violentes frappaient la voile. Très vite, la mer s'est mise à onduler et à former des creux. Les vagues percutaient le bateau et l'eau envahissait la coque. J'écopais l'eau aussi vite que possible, mais à chaque vague il fallait recommencer. Sam a voulu me remplacer. Je me suis cramponné au mât et j'ai pris sa place à la barre. Après, tout est allé très vite. Je me souviens de la bôme, cette barre au bas de la voile, frappant de plein fouet la tête de mon frère et le jetant à l'eau. J'ai réalisé qu'il n'avait pas de gilet et j'ai hurlé son nom, mes yeux le cherchant à la surface de l'eau devenue noire comme de l'encre. Et puis je l'ai vu, un bras levé au-dessus de l'eau. J'ai sauté du bateau et j'ai nagé vers lui aussi vite que j'ai pu. Le gilet me gênait pour avancer et les vagues me repoussaient, mais j'ai réussi à l'atteindre et à maintenir sa tête hors de l'eau. Le Sammyjoe avait dérivé beaucoup trop loin, mais les deux Optimists se trouvaient à quelques mètres de nous. Les voiles avaient été baissées et les bateaux attachés ensemble. J'entendais mes copains qui m'encourageaient, mais plus je nageais et plus j'avais l'impression que la distance qui me séparait d'eux devenait grande ; j'avais du mal à soutenir mon frère. Heureusement, Jérémy est venu à notre rencontre et nous avons pu hisser Sam à bord d'un des voiliers. Il avait une vilaine blessure à la tempe et ne semblait pas bien réaliser où il se trouvait. Ensuite, nous sommes restés longtemps accroupis dans les bateaux, écopant l'eau qui envahissait les coques, tous terrifiés. C'est un pêcheur qui nous a vus et qui a donné l'alerte. Nous n'avons jamais été aussi heureux de retrouver nos parents !
— Vous avez dû avoir une grosse punition !
— Non, même pas. Ils ont compris que ce que nous avions vécu était la meilleure des leçons pour que nous ne recommencions pas. Notre vraie punition, à mon frère et à moi, a été la perte de Sammyjoe.
— Vous ne l'avez pas retrouvé ?
— Le lendemain, avec notre père, nous sommes partis en mer à l'endroit où nous l'avions vu pour la dernière fois. Nous avons cherché à des kilomètres à la ronde et nous avons fini par retrouver son mât entre deux récifs. Mais nulle trace de la coque.
— Tu es un vrai héros Papa ! Tu as sauvé oncle Sam ! me dit mon fils une lueur de fierté dans le regard.
Cette même lueur que je n'ai cessé de voir dans le regard de mon frère depuis l'accident.

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Image de Le Sammyjoe
Illustration : Mathilde Ernst

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