Le Royaume des 64 cases

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On m'escorta jusqu'à la maison de Schiffer. La grande façade grise ne laissait pas présager un tel luxe. En quittant le vestibule, je croisai un serviteur élégant qui filait droit entre les tableaux et les meubles en bois précieux ; il me toisa brièvement. Mon hôte vint à ma rencontre dans un costume français sur mesure, sa grande canne ouvragée dans une main et un cigare dans l'autre :
— Dariusz Balicki ! Mais approchez donc. Quand j'ai su que le prodige de Cracovie était dans les parages, j'ai absolument tenu à organiser une rencontre.
J'étais affamé et je me sentais profondément fatigué, mais l'ironie mordante de Schiffer, son sourire faussement affable et déplacé mirent mon esprit en alerte : « Cet homme est fou, tiens-toi sur tes gardes ! »
Il pivota et s'inclina de manière théâtrale en tendant un bras vers le salon pour m'inviter à m'asseoir. C'est alors que je vis l'échiquier. C'était un objet d'art, avec un plateau en marbre et de grandes pièces d'ivoire finement ciselées. Attiré par le jeu qui avait été la grande passion de ma vie, je m'installai presque machinalement. La partie commença...
Quelques années auparavant, cela semble pourtant si loin, j'avais remporté la plupart des grands tournois européens. Je n'avais alors que 21 ans. La presse m'avait bâti une gloire éphémère à grands coups de surnoms ronflants : le Prince de l'échiquier, le Prodige de Cracovie. J'étais destiné à affronter Alekhine, le flamboyant champion du monde russe. Schiffer était le meilleur joueur d'Allemagne à cette époque et je l'avais mis hors course en le battant sévèrement. Mais c'était du passé. Je n'avais jamais affronté Alekhine, je n'avais plus approché un échiquier depuis longtemps, j'étais le souverain oublié du royaume des 64 cases.
J'étais trop rouillé pour espérer vaincre Schiffer : non seulement je me sentais affaibli, mais j'avais aussi perdu mon agilité tactique. Les calculs que j'aurais autrefois effectués avec facilité me réclamaient désormais beaucoup d'efforts. Mes coups les plus faibles étaient accueillis avec un intense regard oblique et un sourire carnassier par mon adversaire qui s'imaginait déjà triompher. Mais je n'étais pas prêt à lui faire ce cadeau. Je sentais que l'enjeu allait bien au-delà d'une simple partie d'échecs ; que ma vie, le peu qu'il en restait, pouvait en dépendre.
Je concentrais toute ma volonté pour maintenir l'équilibre des armées blanches et noires, dans l'espoir d'arracher une partie nulle. À force de longues manœuvres défensives, je parvins à redresser la situation. Quelques tics nerveux apparurent sur le visage de Schiffer quand il s'aperçut qu'il ne pouvait plus gagner. Soudainement, il se leva en vociférant. D'un geste vif, il fit glisser toute la longueur de sa canne dans sa main pour la brandir au-dessus de ma tête. Agrippé au fauteuil Louis XV, je vis l'aigle d'argent du pommeau scintiller dans l'air juste avant qu'il ne percute mon visage. Je m'effondrai par terre en me recroquevillant, assommé par cette attaque ; je sentis que mon nez pissait le sang ; Schiffer était furieux et il me donna encore une volée de coups dans le dos et sur les jambes avant de quitter la pièce en hurlant :
— Vous perdrez, Balicki, je vous promets que vous perdrez. Alors, tout rentrera dans l'ordre. Vous rejoindrez les autres juifs au fond d'un grand trou avec la lie de l'humanité : les métèques, les bohémiens et les pédés !

Notre convoi débarqua dans ce camp quinze jours plus tôt. Quelques-uns parmi nous, tous jeunes et robustes, furent choisis et épargnés pour effectuer les tâches indignes des soldats allemands ; je fus l'un de ceux-là. Tous les autres furent gazés : hommes, femmes, vieillards, enfants ; exterminés comme des insectes. On nous ordonna de les enterrer dans les fossés qui bordaient le camp. Je tremblais de honte et de dégoût en vomissant ma maigre ration quotidienne. L'humiliation d'avoir survécu sans rien tenter et la peur de reconnaître un visage parmi les monceaux de cadavres me tenaillaient les entrailles. Les autres membres de mon kommando furent ensuite fusillés. Je demeurais seul et c'est avec horreur que j'entendis le train suivant arriver. Le commandant Schiffer avait reconnu le petit juif qui l'avait jadis vaincu. Il me gardera en vie le temps de prouver, à sa façon, la supériorité de la race aryenne sur l'échiquier. Je devrais renoncer pour mettre fin à toute cette absurdité ; mais je ne le ferai pas. Dans le royaume des 64 cases, le seul où je puisse encore vivre et agir, je résisterai. Les sauts de mes cavaliers seront ma liberté, mes tours feront rempart contre la folie de nos bourreaux.

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