Les pensées d'Alice sont envahies par son dernier cauchemar. À quoi bon trier ses déchets, consommer bio, économiser l'eau et l'énergie, utiliser les transports en commun ou le vélo, si la Terre continue à sombrer inéluctablement ? Entre les guerres, les épidémies et les catastrophes climatiques, tous les compteurs sont dans le rouge et semblent vouloir y rester très, très, très longtemps.
Pourtant Alice, bien logée dans sa Strasbourg natale, est encore épargnée et comme dit sa voisine :
- Nous ne sommes qu'une goutte d'eau dans un océan tari. Et ce n'est pas vous ou moi qui allons changer la donne.
- Nous sommes tous responsables, madame Muller. Petits comme grands.
- Parce que les grands, vous croyez vraiment qu'ils s'en soucient de la planète ? Tout ce qu'ils voient c'est leur pognon ! Alors, profitez ma petite, sinon eux le feront à votre place.
Et voilà madame Muller qui vide sa canette de soda et la jette dans le caniveau. Alice la ramasse et la place dans le conteneur jaune. D'une saleté repoussante, il attend son ramassage sur un trottoir recouvert de papiers, de chewing-gums, de déjections canines, de mégots et aux côtés des voitures garées là-où-je-le-veux. Les rares platanes de la rue ont bien du mal à s'épanouir. Ce paysage urbain n'est qu'un infime reflet du monde actuel.
Un soupir navré glisse entre les lèvres d'Alice avant qu'elle ne regagne son appartement. Son optimisme érodé depuis trente ans est une nouvelle fois mis à rude épreuve lorsqu'elle consulte les dernières nouvelles. Mauvaises, terribles, nucléaires. Madame Muller a sans doute raison. C'est sans espoir, alors demain c'est décidé, elle arrête.
Ne plus respecter la planète, c'est comme stopper la cigarette, non ? Finis les marchés locaux, bonjour les supermarchés, acheter pas cher et surtout chinois, rouler en SUV, jeter son vélo. Non, ça ne doit pas être si insurmontable. Finalement, peut-être ira-t-elle voir un match de handball et pourquoi pas acheter un barbecue à gaz ? Quel rapport ? Aucun, mais Alice désormais s'en contrefiche. Elle fera ce qu'elle veut, et non ce que lui dicte sa pseudo-conscience écologique.
Pseudo-conscience ? Vraiment ?
Elle s'allonge sur son lit et, le regard perdu au plafond, regrette que tout ne puisse se régler d'un coup de baguette magique. Pouf, plus de pollution, pouf, plus de gros cons qui ne respectent rien, pouf, plus de problèmes. C'était quoi déjà la comptine que sa grand-mère lui chantait pour l'endormir ?
- Sarmomille, Sarmomille, sorcière en guenilles. Sarmomille, Sarmomille, apparait et jette un sort à ces peccadilles.
Alice ferme les yeux, mi-torturée, mi-amusée.
Le poil d'Hubert le greffier se hérisse lorsque la petite horloge déglinguée sonne minuit. Il ouvre un œil et étouffe un juron.
- Par les crottes du Malin, des problèmes s'annoncent.
Il saute sur le lit aux couvertures pouilleuses et commence à pétrir la masse molle qui s'y cache. Il sait qu'il prend d'énormes risques à la réveiller ainsi, mais l'urgence est là.
- Hubert, grogne une voix d'outre-tombe, demain je te le jure, tu perds tes précieux bijoux.
- Mais, Sarmomille, tu as un appel !
- Hein ? Je n'en ai pas eu depuis des lustres, qui peut bien m'appeler à c't'heure ?
La sorcière pose ses pieds froids sur le sol qui en regrette aussitôt le contact. Sa démarche mal assurée la conduit au-dessus d'une écuelle où git un liquide noirâtre servant de piscine aux araignées décédées.
-Hum, c'est ma foi vrai.
De son ongle crasseux, elle amorce un mouvement laissant apparaitre le visage d'une jeune fille endormie.
- Ne la connais pas celle-là. Pas une princesse pour sûr. Bon, autant en finir.
D'un sortilège adroitement énoncé, elle plonge dans le rêve de son interlocutrice.
Alice est surprise de voir apparaitre dans son cauchemar postapocalyptique une vieille femme aux allures de mendiante. Elle dénote clairement. Entre les soldats qui s'entretuent, les missiles nucléaires qui dessinent des aurores boréales, les arbres dénudés et déformés, le ciel brun - mais brun moche - et l'absence totale de toute vie animale, l'inconnue parait, à ses yeux, incongrue. Lorsque la vieille s'adresse à elle, elle a cette désagréable sensation que tout n'est peut-être pas qu'un cauchemar.
- Et bé. Pas folichon. J'ai fait un rêve une fois, un peu dans ce genre. Y'avait des gars en salopettes bleues. Bon tu me veux quoi. Et fissa, faut que je retourne me pieuter.
- Mais qui êtes-vous ?
- T'as oublié la cervelle dans une autre pièce ? Tu m'as appelée, je te signale. Sarmomille ? La grande sorcière, ça te dit vaguement quelque chose ?
- Sarmomille ? Non, ce n'est pas possible, je dois rêver.
- Quel cornichon alors. Bien sûr que tu rêves. Comment crois-tu qu'on puisse se causer à autant de siècles de différence ? Pas une lumière, hein ? Bon tu veux quoi ?
Alice hésite. Qu'a-t-elle à perdre à papoter dans son rêve ?
- Je veux que vous guérissiez le monde, la pollution, la planète, tout ça.
- Pour ça ma jolie, faudrait éliminer le facteur zéro, autrement dit l'homme. Pas convaincue que ça t'arrange.
- Mais que faire alors ? Nous sommes nombreux à respecter la Terre, à faire attention à ce que l'on mange, à ce que l'on fait. Mais ils sont tellement plus nombreux à s'en foutre. C'est perdu d'avance. De toute façon, je m'en moque maintenant. À mon réveil, je vis comme les autres. Quitte à mourir bientôt, autant en profiter.
- En voilà une belle mentalité. Parce qu'il y a des cons sur Terre, il faut forcément s'identifier à eux. Écoute, t'as l'air d'être correcte et je comprends ta détresse. Alors je te file un coup de patte. Tu es partie sur le mauvais chemin. Ce n'est pas du bien qu'il faut faire à la planète, c'est du beau !
- Du beau ? C'est tout ?
Alice examine le visage hideux, plein de furoncles et de crasses dans les rides, qui vient de prononcer le mot beau. Elle doute un peu.
- Si c'était si évident, pourquoi me déranger ? Mais attention, du vrai beau, dans son intégralité, pas juste en façade. Pigé ? Sur ce, à la revoyure.
Alice est tirée de son rêve par la sonnette de sa porte d'entrée. Étrange. Elle passe son peignoir et accueille son visiteur. Le colis de la poste qui renferme sa nouvelle cafetière entre les mains, elle ne peut s'empêcher de détailler le logo en forme de "a" souligné d'un sourire orange. Un sourire arrogant, vénal et carnassier.
- Non, dit-elle, je ne le prends pas. Retournez-le.
Cela commence ainsi. Le matin même, elle apporte sa vieille cafetière en inox à réparer. Les meubles en kit commandés ? Décommandés. Elle ira chiner à la brocante. Finis les tupperwares, bonjour les bocaux de mamie. Alignés sur l'étagère, ils sont du plus bel effet. Les mouchoirs brodés en tissus reprennent place sur la commande, les pots en terre cuite redonnent de la vie à ses plantes qui se lassaient de leurs pots artificiels. À chacune de ses initiatives, son appartement abandonne son air blanc, propre, moderne pour une ambiance feutrée, intimiste et personnelle.
La sorcière avait raison. Avant tout, faire du beau. Parce que le beau est bien plus agréable que le bien forcé. En cherchant le beau on élimine le vite fabriqué, le peu durable, la camelote. Adieu les vulgaires photocopies, ses murs sont aujourd'hui ornés de peintures d'une modeste peintre locale. La froideur du plastique laisse place à l'adorable imperfection du bois et du fer forgé. L'avantage du beau c'est qu'il se voit. Il rend heureux et se répand comme une douce maladie. Respecter la planète c'est avant tout la rendre belle. Et l'effort qu'Alice devait hier encore fournir est devenu maintenant un plaisir, volontaire et non parce qu'il le faut.
Elle commencera par convertir ses voisins afin que la cour de l'immeuble et leur rue regagnent leur lettre de noblesse. Un coup de balai, réparer le portail, quelques plantes et un peu d'huile de coude et leur quartier annoncera aux visiteurs : bienvenue.
Vieille sorcière. Élucubration de jeune fille en détresse ou réalité, il lui a suffi d'un mot pour qu'Alice emprunte le chemin de la solution. Beau. Tout simplement beau.