Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Je ne savais pas que le noir avait un visage. La lumière du soleil me frappait rudement la face lorsque je vins à découvrir cette large enveloppe jaune qui trônait au pied de la porte. Je la regardais tout tremblant, sentant que mon coeur allait s'arrêter. J'avais soudain le pressentiment de ce qui m'attendait. Et rapidement une éclipse solaire s'est produite dans ma tête. Ceux qui ne l'ont jamais vécue ne pourront jamais comprendre cette glaciale sensation.
Dix secondes plus tard, je recouvrai mes sens. La lumière jaillit. Mais dorénavant, j'ai la ferme conviction qu'elle ne va pas rester longtemps. J'en suis sûr. Je croyais que ce phénomène était révolu puisqu'il ne s'était pas manifesté depuis le siècle dernier. Il faut le dire : l'énigme est de retour.
Depuis lors à Volgarie, la vie se résumait à un ensemble de gestes mécaniques. Chacun dormait avec l'espoir que l'énigme lui serait épargnée. Pourtant, l'espoir ne fait pas vivre : il empêche tout simplement de ne pas perdre pied. Comment combattre un adversaire dont on ignore tout ? Et invisible en plus. La clé de l'énigme demeure un mystère. Tôt ou tard, on finit par la retrouver au pas de sa porte. Elle ne pardonne pas.
Mes parents, si je m'en souviens bien, ont effleuré à peine le sujet dans le profond silence de la petite chambre à coucher. Fallait pas que personne entende qu'ils parlent de ça. Ils ont jamais révélé ce que c'est. Ce sont leurs parents qui ont vécu cette tragédie. Je suis peut-être sur la même longueur d'onde qu'eux.
Personne n'a jamais compris le charabia de cette énigme. On s'en passera. Cela ne présageait rien de bon. L'énigme, cette épée de Damoclès suspendue sur Volgarie.
Trois longs mois s'écoulèrent avant qu'aucun incident majeur ne se produise. Le 17 juillet, par une journée de forte chaleur, la Haute-Prison a été vidée de tous ses détenus. L'on ne saura pas par quelle magie. Cet évènement, pour le moins banal, allait peser lourd sur l'avenir de la communauté volgarienne. Est-ce une nouvelle facette de l'énigme?
L'inconnu qui, au hasard d'une promenade dans ces rues sombres, remarquerait des maisons mal construites et dispersées çà et là, aux toitures agonisantes, n'aurait jamais l'idée de mettre les pieds dans un tel milieu.
Je suis né à Volgarie par une soirée mouvementée d'octobre. Mon cordon ombilical est enterré derrière la maison, sous l'amandier qui de ses larges branches feuillues, étale une ombre géante. Mon père n'a pas pu emmener ma mère à l'hôpital. Quand il avait appelé une ambulance, les responsables prétendaient ne pas avoir de carburant. Ils ne voulaient pas venir à Volgarie. Cependant, ma mère souffrait énormément des tranchées. Père a sollicité les bons offices d'une femme-sage, j'ai pu voir le jour. Ce soir-là, à travers les nuages qui se dessinaient dans la voûte céleste défigurée, les éclairs jouaient à cache-cache. Sans nul doute, le ciel en voulait à mes parents de m'avoir mis au monde en un tel endroit. Il en voulait à toute Volgarie.
Mon père se rappelait toujours avec amertume comment dans le temps Volgarie était un lieu tranquille. Il circulait librement. Si par malheur quelqu'un avait perdu sa bourse ou quelques effets , il les aurait trouvés au poste de police le plus proche. A cette époque, Volgarie respirait la paix. Il gardait sur lui des coupures de journal relatant l'époque dorée où le commerce florisssait, où le tourisme s'imposait comme notre plus grand fleuron. Cette période a malheureusement disparu dans un pli du temps qui à jamais s'est refermé. Mon père ne s'en remet pas jusqu'à présent.
De nos jours, nous sommes obligés de nous terrer à la maison. Acculés. Et sous les lits, les tables. Nous dormons avec un œil fermé et l'autre grand ouvert. Des gangs armés sèment la terreur. Dans toutes les artères de la région, le banditisme fait couler le sang, pillant et rançonnant quiconque osera montrer la pointe de son nez. La peur s'installe tout en obligeant à jeûner une communauté qui a faim. Les rares visages que j'ai croisés ont une main à la mâchoire et des plis au front. Coupée du reste du monde, Volgarie végète. Elle croupit dans les eaux sales d'une Autorité impuissante et s'écroule sous la menace d'une incompréhensible énigme.
Ma mère tenait une petite boutique située dans la pièce donnant sur la rue de notre maison toute délabrée. Quant à lui, mon père faisait de petits boulots. Je m'inquiétais constamment pour lui quand il devait partir à l'aurore du jour pour se pointer à la tombée de la nuit. Nul besoin de souligner que les rues ne sont pas sûres. On est à Volgarie. Cette réalité triste et accablante, devenue proverbiale, plonge la zone dans un cauchemar et dresse des barrières d'indifférence. Et l'énigme, omniprésente, fait sa loi.
J'ai ainsi grandi dans ce purin, côtoyant des mecs puant l'alcool et la drogue,n'hésitant pas à se servir de leurs flingues pour régler un litige qui aurait pu être résolu à l'amiable. Je dis vrai, je ne rêve pas. J'ai les yeux grands ouverts baignés dans une brillante clarté. Il paraît drôle que j'ai fait face à tout cela et qu'une sale énigme me mène la vie dure, me fait flipper. Elle m'inquiète trop.
Trop compatissante, ma mère vendait à crédit à son entourage. Certaines fois, des voyous de grand chemin rôdant dans le quartier la braquaient, emportant des provisions. Rarement, ils ont pris de l'argent. Tout cela finit par la ruiner. Père perdait du même coup son travail. Les choses s'annonçaient mal pour nous.
La misère s'acharne sur la communauté volgarienne avec toute son acuité. Nous avons connu des moments noirs. La faim nous tenaillait. Tant de fois,notre père s'est armé de courage et est sorti pour apporter de quoi nous mettre sous la dent. Tant de fois, il est rentré bredouille, car personne ne s'aventurait dans les rues. Quand ça allait bien au bon vieux temps, mon père trouvait toujours du pain accompagné d'un grand pot de solution sucrée à mettre sur la misérable table familiale.Il assumait sa dignité d'homme : il nourrissait sa famille comme il pouvait. A défaut d'intelligence, il nous prouvait qu'il ne manquait pas de courage, cette vertu oubliée à Volgarie. Sinon, cette putain d'énigme ne saurait mettre en captivité toute une kyrielle d'hommes, soumettre à son jeu une société. C'est révoltant.
Espérant des jours meilleurs qui ne viennent pas et dans la crainte de ne pas pouvoir subsister pendant longtemps, j'ai vivement conseillé à mes parents de nous enfuir. Certes, il ne s'agit pas d'un exercice des plus faciles. C'est même une entreprise très périlleuse. Mais il fallait tenter le coup. La résignation, l'arme par excellence des impuissants, paralysait toute volonté, toute démarche de la part de mes parents. J'ai beau parler. En dépit de la situation déplorable qui s'aggrave à chaque seconde, ils refusaient toujours catégoriquement le fait de partir. J'étais convaincu que ce risque qu'ils ont si peur de peur pouvait changer grandement le cours de leurs vies. Angoissé et muni d'un regain d'espoir, comme dans Prison Break, je m'imagine une porte de sortie. A l'insu de tous, je mijote un plan que je ne tarderai pas à mettre à exécution. Volgarie fait peur à toute lueur d'espoir. L'énigme plane sur la ville, tel un fantôme arrachant d'innocentes vies à leurs demeures.
Un calme profond règne dans la rue. Seuls rompent le silence de la nuit une détonation lointaine et un chien affamé qui gratte à une porte. Les étoiles, aussi témoins que complices de ma fugue, éclairent mon chemin. Les maisons dorment, tranquilles. On dirait qu'elles sont désertes. Je suis le seul aux alentours à braver une nuit si noire, le souffle froid de la peur sur la nuque et l'enveloppe de l'énigme que je lance rageusement dans la ravine servant de dépotoir. Je crois la remettre à sa vraie place, parmi les ordures et leurs abominables relents. Mais où vais-je ? Je n'ai pas besoin de le savoir pourvu que je laisse Volgarie. Mort ou vif.