Le reflet du croissant de lune

Je suis née un soir de pleine lune au beau milieu de l’été. Mes parents, en désaccord sur le prénom, décidèrent de m’appeler Luna, en admirant le feu d’artifice du 14 juillet embellir la lune dans le ciel.
D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours aimé l’eau. C’est donc assez naturellement que mes parents m’ont inscrite dès l’école primaire à la natation. Enfant introvertie, j’y ai trouvé un refuge où je pouvais rester dans ma bulle, sans avoir l’impression d’être étrange. L’apnée en particulier m’apportait un sentiment de plénitude infini. A l’adolescence, j’ai découvert la natation synchronisée par mes amies du club. J’y consacrais tout mon temps libre pour exprimer ma créativité. J’étais vraiment faite pour ce sport et tout mon corps le réclamait. Déterminée, je me fixais des objectifs clairs, enchaînant toutes les compétitions possibles. Je repoussais encore et toujours plus loin mes limites et j’aimais ça. Je fus rapidement repérée par une coach de renom qui me permit d’intégrer l’équipe de France.
J’ai 21 ans, la natation synchronisée m’épanouit plus que tout. L’absence de vie privée ne me pèse pas car je réalise mon rêve et remporte tous les titres, jusqu’à celui de championne d’Europe. L’excitation est à son comble et l’équipe décide de fêter ça. Pour une fois, je lâche prise et j’assiste alors à la première soirée de ma vie dans une boite de nuit branchée de la capitale. Je passe des moments incroyables avec ceux qui sont ma deuxième famille. Je me déchaine sur la piste de danse et extériorise 10 années de vie stricte. Je danse, je ris, je découvre l’équipe autrement, comme si j’ouvrais enfin les yeux et que je pouvais les voir vraiment. Je reprends mon souffle, je me pose dans un coin pour profiter de l’instant en savourant cette délicieuse découverte qu’est le mojito. Je décide que cette soirée restera gravée dans mon histoire comme celle des premières fois. Je balaye la salle à la recherche de Julien, l’assistant de ma coach : il la seconde pour mes entrainements. Mon succès je le leur dois à eux deux. Julien me pousse toujours plus loin dans mes retranchements et notre complicité m’aide à me surpasser. J’aime la personne que je suis à ses côtés, il me comprend et est toujours là pour moi. Je n’ai jamais été amoureuse alors je ne sais pas si c’est ce que je ressens mais j’imagine que cela y ressemble. En revanche, je le désire ardemment. Ce soir je décide que c’est à mon tour de le challenger.
Je le débusque au bar : il rit de notre kiné qui danse comme s’il venait de s’électrocuter. Je m’approche et lui prend la main pour qu’il me rejoigne sur la piste. Il semble gêné mais accepte. Nos corps ondulent au rythme de la musique. Je ressens une certaine tension magnétique entre nous. Il me murmure qu’il sort prendre un peu l’air me laissant seule au milieu de la foule. De frustration, je le rejoins. L’air frais et l’audace que me procure le mojito rougissent mes joues. Je le rejoins lentement pour lui susurrer à l’oreille que j’aimerai rentrer. Il semble troublé par tant de proximité et me répond qu’il va me raccompagner chez mes parents.
- Non, pas chez mes parents... chez toi, lui murmure-je en l’affrontant du regard.
- Luna, tu sais bien que c’est impossible. Je t’entraine et tu as bu.
Un silence pesant se fait sentir.
- Julien, je sais ce que je veux et tu sais bien que j’obtiens toujours ce que je veux. J’ai pris un verre pour avoir le courage de te dire tout ça. Je te veux toi. Maintenant si tu ne ressens pas la même chose ou que tu n’en as pas envie c’est d’accord mais ne te dédouane pas derrière de tels prétextes.
Nos regards se fixent comme lorsqu’on est enfant et qu’on joue à ne pas être le premier à cligner des yeux. Le temps semble s’être arrêté et nos respirations stoppées.
- Si je t’emmène chez moi, plus rien ne sera comme avant Luna, me dit-il en s’approchant à son tour.
- Qu’attendons-nous alors, lui répondis-je avec un sourire malicieux
Une fois chez lui, il pose ses clés dans l’entrée. J’ai des picotements dans le creux des reins qui m’attirent vers lui. Je pose mes doigts sur son torse et me love dans ses bras. Il est calme, serein et remet une mèche de cheveux derrière mon oreille avant de me redemander mon consentement. J’acquiesce en brûlant d’impatience cherchant maladroitement sa peau. Il me regarde et prend délicatement mon visage entre ses mains pour m’embrasser tendrement. Je fais glisser ma main le long de son buste et caresse ce corps chaud et musclé. Le reste de la nuit nous appartient mais ma première fois fut sensuelle, pleine d’amour et de respect.
Le lendemain matin je me réveille avant lui. Je regarde cet homme magnifique nu à mes côtés. Je crois que je l’aime de tout mon cœur. Je m’habille et sort discrètement pour lui faire la surprise d’apporter les croissants. Je me sens si heureuse et prête à un nouveau défi : une vie de femme voire de couple s’il en a envie. Je suis sur mon nuage, je rêvasse en marchant et je traverse la rue pour rejoindre la boulangerie en redoutant la réaction de la coach lorsqu’elle saura pour Julien et moi.
La suite n’est pas un charmant petit-déjeuner entre deux jeunes amants non.
Je me réveille vaseuse dans une chambre d’hôpital. Un tube dans la gorge m’empêche de parler. Je distingue péniblement mes parents qui s’affolent et mon père quitter la chambre avant de revenir avec une infirmière. Après un temps interminable, j’écoute un médecin m’expliquer qu’une voiture m’a percutée. Mon corps a subi de sérieux traumatismes. Il m’explique les opérations réalisées depuis plusieurs semaines et que j’ai beaucoup de chance car je ne suis pas paraplégique. Il ajoute que je vais devoir réapprendre à marcher, que ce sera long, douloureux et sans garantie de retrouver motricité ou autonomie. Je l’écoute mais je ne suis pas vraiment là.
- Vous avez compris ce que j’ai dit Mademoiselle ? me demande-t-il.
- Oui docteur, est-ce que je pourrai nager ?
Il semble étonné de mon peu de réaction et me répond :
- Avec le temps oui, mais comme pour la marche, il est peu vraisemblable que vous puissiez reprendre le niveau que vous aviez. Votre petit ami m’a dit que vous étiez une championne ?
- Mon petit ami ?
A cet instant, Julien entre dans la chambre et me prend la main en souriant. Il dit à mon médecin :
- Vous ne connaissez pas ma Luna, rien n’est impossible pour elle. C’est une guerrière qui ne lâche rien. N’est-ce-pas ?
Si j’avais pu sentir mes jambes à cet instant elles auraient tremblé. Les larmes aux yeux, je le regarde.
- Julien, tu n’as pas à subir ça et je suis résolue à y arriver seule.
- Luna, je t’aime et nous sommes une équipe. Nous serons toujours tous là pour toi.
- Alors comme ça tu es mon petit-ami ?
Je m’endors d’épuisement face au combat qui m’attend avec le sourire de Julien imprimé dans mon esprit.
Je rouvre les yeux et j’observe une petite fille remonter à la surface. Je la rejoins et l’écoute bouder.
- Maman c’est pas juste, tu gagnes tout le temps !
- Et oui Ondine, ta maman est imbattable en apnée ! s’amuse son père.
Je regarde avec une tendresse infinie Julien enrouler notre petite fille de quatre ans dans une serviette chaude tout en me faisant un clin d’œil. Nous sommes si heureux tous les trois malgré l’épreuve survenue il y a sept ans. Alors qu’il emmène la petite se doucher avant dedîner je m’assieds sur le rebord de notre piscine et contemple le croissant de lune se refléter dans l’eau.
Ces dernières années n’ont pas été de tout repos. Je me suis battue pour retrouver ma vie d’avant. Les victoires furent modestes. Julien était là dans les bons comme dans les mauvais jours. Lorsque je baissais les bras, il me rappelait la femme forte que j’étais et je me relevais.
Malgré mes efforts, je ne retrouve pas le niveau et la compétition me manque. Mais vous savez quoi : je nage et avec ma fille. Au fond c’est le principal. Et puis, il me reste l’apnée et je commence bientôt les sélections. Mais ça c’est une autre histoire...