Le procès de la veuve !

« Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître ». Furieuse, la voix de ma mère tel un rugissement bestial se fît entendre au loin, depuis l'enceinte de la maison principale qu'avait construite mon père, dans la grande concession familiale au village et qui nous avait était interdite d'accès. Je cessai immédiatement la petite tâche à laquelle j'étais commis pour aller voir ce que c'était. Et comme je m'en doutais bien, cette histoire avait recommencé !
Les réminiscences de ce cauchemardesque épisode des obsèques de Père, comme si c'était hier me passèrent soudainement à l'esprit. Père n'avait pas fait de maladie, un mystérieux accident qui lui coûta la vie et comme un mirage, tout pour nous bascula dans cette infernale spirale. Mère était veuve depuis environ deux ans déjà, malgré le temps qui passait, elle, semblait-il n'avait pas encore tourné la page. Elle, mes frères et moi vivions les affres de la privation dans cette posture de l'orphelin, au pittoresque village de Mballa, où certaines personnes se disaient maîtres de la tradition. Mère était encore très jeune et nous tous. Elle avait visiblement encore repoussé les avances oncle Ngolma, le frère aîné de Père qui était là au village avec sa mystérieuse femme dont il n'avait eu d'enfants. Il nous avait astreint de tout, et terres et avoirs, tout notre héritage, conditionnés de passer par cet intrépide Ngolma  :
- « Je reste le seul coq dans cette famille ! », grogna-t-il farouchement, «  et tous mes désirs sont des ordres, tes enfants et toi m'appellerez maître  » termina-t-il d'un ton menaçant en allant s'asseoir sur une vieille chaise en rotin qui était un peu à l'écart sous un manguier, tirant avec enthousiasme une cigarette qu'il tenait au bout de ses extrémités digitales. Mère était sortie toute en pleurs et tremblante comme une feuille, j'avais accouru pour la conduire dans notre cuisine qui était juste au centre de la concession. Mes plus jeunes frères, timidement placés devant l'entrée la mine meurtrie, regardaient impuissamment la scène. J'avais le cœur déchiré de voir couler ses larmes, mais que pouvait-t-on face à cet impitoyable homme qui voulait à tout prix marier Mère ou du moins nous déshériter totalement au nom cette tradition, comme de vulgaires mendiants ? J'avais réussi à la calmer.
La bruyante matinée était finalement passée, l'après-midi à Mballa était plus calme qu'à l'accoutumée ; aucune mauvaise nouvelle n'avait été annoncée par le taxi-brousse qui rentrait à peu près à cette heure-là de la ville tous les jours de la semaine. Seul chantait dans l'épaisse verdure de forêt qui encerclait tout le village, un calao mélancolique à gorge déployée qui annonçait instinctivement et selon les croyances, les six-heures du soir. Tous les villageois de Mballa s'attelaient des commodités de la nuit qui dévorait peu à peu la lumière faible du soir, et le soleil n'était plus qu'une minuscule boule de feu que dévorait l'horizon. Les hommes dans la splendeur des chants de grillons et de sauterelles, rangeaient les outils de travail des tâches auxquels ils étaient occupés dès l'aube. Des rires grotesques au fond du village éclataient sous la douce fraicheur de cette nature luxuriante et envoutante. Nous étions autour de mère qui nous racontait les bons moments passés avec Père, autour du feu savourant une soupe. Ngolma passait la plupart de son temps sous son corps-de-garde en toit de chaume, d'où tout lui parvenait au moindre éternuement ; vrai tyran, il avait fini par abrutir son épouse à cause des châtiments corporels et les menaces qu'il lui infligeait quotidiennement. Il ne manquait pas d'occasion pour vanter de sa supériorité :
- « Je suis le maître ici et quiconque me résiste trépassera ! », disait-il en boucle et à haute voix pour se faire entendre depuis la cuisine de Mère. Il n'était pas homme à s'asseoir sur ses ambitions, il menait toujours ses menaces à exécution. Il avait cité Mère au tribunal coutumier parce qu'elle refusait de l'épouser. Le chef et ses notables devaient se réunir pour en décider. Le lendemain, le soleil avait apparu un peu plus tard que d'habitude ; les nuages et le vent frais de la nuit y étaient encore dans le ciel, tout le village se réveillait progressivement et d'un moment à l'autre, il se vidait de sa population. C'était l'heure des champs, chacun se dirigeait au sentier qui mène au sien, seuls quelques vieillards colporteurs auxquels rien n'échappaient, étaient restés là.
Nous nous apprêtions tous à partir au champ. Nous prions le ciel en silence pour le jour qui commençait. Mina la femme de Ngolma était entrée dans la cuisine à l'improviste, juste le temps qu'on s'apprêtait à sortir. Elle venait prévenir Mère de la plainte qui était retenue contre elle à la chefferie, et c'était pour demain soir ! Elle sortit aussitôt pour ne pas attirer l'attention de son mari tyrannique. Nous dussions annuler le programme des champs. Les chants de hiboux ont toujours présagés des malheurs, qui dira le contraire ? La nuit fût particulièrement très longue chez-nous, personne n'avait véritablement dormi. Que pouvait bien signifier toutes ces auspices nocturnes ?
« Kan...kankan... kankan... kan... », résonnait le gros tam-tam de la chefferie qui convoquait le village au sujet de la plainte de Ngolma contre Mère. Seul moi l'avais accompagné à ce procès. L'édifice était à son comble, une angoisse frénétique enveloppait les visages.
- «  Longue vie à sa majesté Nkunkuma chef des chefs, tout le village de Mballa ne vit que par ta faveur », introduisit Yaka, le notable porte-parole. Le chef était assis sur son trône orné de cornes de buffle et de cauris, entouré de ses notables, un homme assez calme et à la fois effrayant, j'avais peur de croiser son regard. - « Ngolma... Ngolma, qu'as-tu donc de si sérieux  ?  », questionna le chef en feignant ne rien savoir.
- « Nkunkuma chef des chefs, je suis profondément outragé par l'impertinence de cette sorcière d'Alaka, qui après avoir tué son mari, mon défunt frère, refuse que je la prenne pour deuxième épouse comme le reconnait notre tradition, ne suis-je pas son maître déjà ?» Arguat-il avec assurance en regagnant sa place. Presque tout l'assistance exceptée Tante Kabé, resta figée et perplexe après que Ngolma ait parlé, et sans avoir été invitée à parler déclara farouchement :
- «...Et rien ne nous prouve que les enfants qu'elle prétend avoir eu avec notre frère sont véritablement les siens  !! » Les accusations fusaient de partout, mais Mère jusque-là demeura silencieuse ; aucune parole ne lui avait était donnée. Le jeu de Tante Kabé était dévoilé, sa nombreuse progéniture sans père déterminé était focalisée sur les quelques biens que nous avait laissés Père. J'étais presqu'en sanglot, mais étais déterminé à me battre contre tous pour protéger Mère. Un vacarme soudain envahit la salle, le temps que le chef se concertait avec ses notables. « Silence... », réclama Yaka, « écoutons notre chef » termina-t-il. « Alaka tu as été dotée selon les rites de nos ancêtres et tu te dois d'obéir à ceux-ci. Le margouillat n'hérite-t-il pas de la corbeille de kola à la mort du caméléon ? Une veuve obéit !  », conclut le chef qui se leva et s'en alla, une sentence qui ferme la bouche à tout. Mère toute révoltée hurla à Ngolma : « si je dois périr je périrai, je ne serai jamais votre épouse et ne vous appellerai pas maître ».