Le proces

Maitre ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maitre, d'ailleurs, je n'ai jamais compris comment celui qui possède le fouet a fini par se mettre en tête qu'il pourrait posséder l'autre par la même occasion. Comme si l'autre n'était cette partie que l'on projette, les pages arrachées d'histoires qui aussitôt dépourvues des multiples noms estampés sur les personnages finiraient par s'uniformiser et se confondre. La vie est un miroir me diriez-vous, et l'autre est tout ce qui se cache derrière, celui qu'on ne doit pas regarder ou ignorer tout court. Vous avez dit tant de choses que je ne saurais départager les vrais souvenirs de tout ce qu'a laissé l'usure du temps, tant de choses, debout sur les vestiges de mon monde qui vous a servi de mortier à reconstruire une plus rouge copie du vôtre ; tant de choses ce jour-là. Ce jour-là, les cris des dizaines d'enfants égarés sur le sable mouillé ont alerté tout le caciquat, les vagues désormais incapables de nous voiler ce que cachait l'autre rive, roulaient sous vos barques aussi pâles que la lune. Nous nous sommes tendu la main, c'est ainsi qu'un homme saluait un homme là d'où vous venez, fallait-il maintenir son ami à la distance convenable ; assez pour s'en méfier, ça aussi je ne l'ai jamais compris.
On a marché ensemble, on a marché à deux à discuter l'existence, du moins celle qu'on ignorait, à nous offrir nos différences, je semblais retracer votre histoire et vous vous vouliez réécrire la mienne, comme si elle n'était que ratures et drame grossier. Votre carnet immortalisait les secrets de l'instant, mes secrets à moi.
J'étais nu, vous me l'avez dit sans hésiter, vous étiez bien trop vêtu, mais ça je ne le disais pas car peut être que la d'où vous veniez il n'y'avait point de dieu soleil, que le froid et la pluie. Quand devant vous, je traçais le chemin vers mon village, vous m'avez dit que vous, vous aviez Dieu, un seul... non... qu'il n'y'avait qu'un seul Dieu. J'ai ri de votre manière de voir le monde, ce qui ne vous a pas trop plu, vous avez fait le signe de la croix et écrit nerveusement quelques mots éclopés dans votre carnet. Et j'ai vu ce regard qui se baladait dans un coin de vos yeux, et je me suis juré de ne plus jamais rire des croyances des hommes.
Vous les avez tous vus, mes deux enfants qui se battaient ou du moins qui apprenaient à le faire, Vous m'avez demandé pourquoi je ne disais mots, je vous ai répondu qu'ils devaient apprendre à se comprendre et se connaitre, savoir qu'il pourrait, involontairement, faire du mal à l'autre pour ne jamais en avoir la volonté, Vous les avez tous vus, ma femme qui portaient la vie sur la tête, si ce n'était que l'eau qu'il fallait puiser au pied de la montagne. Pour vous j'étais un lâche homme, a laisser à ma fragile femme cette tache autant périlleuse, je vous ai répondu qu'elle était une forte femme, à porter la vie vers un homme qui n'était fort que par son physique. Ma demeure n'était que trop modeste à votre goût, un peu trop sauvage, vous n'avez osé le dire, mais au moins je l'ai compris quand vous m'avez dit que c'était préférable pour vous de retourner à votre bateau pour la nuit.
La nuit par ici c'est la symphonie sauvage, les cris bizarres de la nature, ceux qui effraient et qui fascinent ; c'est la mer qui raconte son histoire, l'histoire des hommes qui s'y sont perdus en quête de leur propre narration, l'histoire de tant d'âmes qui ont préféré ses saccades aux caresses de leur femme, des hommes comme vous. Chez vous vous portiez le titre d'explorateur, d'autres vous appelaient conquérants, mais entre l'explorateur et le conquérant, la limite est fine là d'où vous vous venez tant que la terre conquise était inconnue à la civilisation... l'homme sauvage était sauvage avant d'être homme, fallait-il forcer le sauvage à se faire plus homme qu'il ne l'aurait jamais été. Moi, je voyais l'homme avant le conquérant, votre sourire avant votre glaive, votre cœur avant votre armure, était-ce pourquoi les vieux sages septiques du village me chuchotaient que je ne vous voyais pas vraiment.
Votre nuit à vous c'était la lampe qui faisait danser des ombres à cacher aux dieux les lignes écrites dans vos lettres à la reine. Votre bouteille à la main, vous vous perdiez souvent sur le pont à mirer là où le ciel et la mer ne faisaient qu'un, à vous voiler vos rives civilisées, vous fallait-il ramener votre terre a vous ; mais est-ce explorer, se tuer à forcer des lieux complètement différents à tous ressembler au point de départ qu'on avait fui ? Vous vous étiez posé la question, vous aviez même osé décrire vos pensées à la Reine, et c'était l'unique fois ou la fougue du conquérant faisait place à la logique de l'explorateur. Mais la Reine était claire, comment pourrait-on tous être à l'image de Dieu en étant aussi différents ? Et brusquement l'explorateur faisait place au religieux, l'homme des croisades.
Car l'aube est venu, et le soleil avec, il vous a trouvé tel qu'il vous avait laissé un hier, perdu sur une table mi ivre, mi vous, à griffonner de flatteries une lettre à la reine, à la lumière de votre petit carnet. La mer était calme, votre mer comme vous aimiez tant l'appeler, une mer aussi froide que le cœur des hommes, aussi perfide que l'amour. Et quand enfin la limite entre vous et l'ivresse s'est étendue, vous avez embarqué dans votre barque solitaire pour rejoindre la côte, je vous y espérais déjà.
Désemparé en voyant les épaves de l'un de vos bateaux qui s'étaient aventuré un peu trop près de la terre haute, Quisqueya, vous m'avez demandé avec horreur ce qu'étaient devenus vos hommes, quand je vous ai répondu qu'on les aidait à construire un abris non loin de la plage, pour la première fois vous m'avez souri, pour la première fois vous m'avez pris dans vos bras, à croire que vous n'aviez plus peur que je vous plante mon poignard. Ensemble, encore une fois, nous avons traversé la forêt, mais cette fois ci votre main autrefois toujours agrippée à l'objet étrange que vous portiez à la ceinture se détendait et vous m'avez laissé vous conduire aveuglement. On a marché sur les morceaux de bois qui servaient de futur toit à vos frères d'âme, on y riait, on y partageait le pain et l'eau et les anciens d'ici ont cette manie de dire que celui qui partage son pain, partage son cœur.
Si les fleurs ont fané aussi vite, est-ce parce que le bonheur est aussi éphémère qu'un baiser sur la joue, le baiser de Judas. Ainsi arriva le moment qui devait arriver, une querelle, une dispute, la poudre au fusil qui explose, un massacre, votre massacre. Et si sur le coup, le destin nous a forcé à se ranger du côté de nos peuples respectifs, la raison ne pouvait-elle pas nous rappeler que les peuples n'avaient rien de nobles mais plus pour finalité de se fermer à tous ceux qui n'en faisaient pas partie ? Et on s'est fait la guerre, les guerres ont toujours été preuve d'amour, amour de soi, haine de l'autre et même amour de l'autre, l'amour c'est compliqué me diriez-vous, comme si la guerre l'était moins... surement... Et on s'est fait la guerre, à se haïr mutuellement, se haïr d'homme à homme jusqu'à se haïr d'homme à esclave... Et alors j'ai compris, ne s'était on jamais parlé d'homme à homme, ou du moins pas pour vous.
Alors nous voilà donc, maintenant, le fusil encore chaud, vos yeux bien trop froids, mes frères à côté de moi, vides ou vidés. La rébellion ça se paye, hurlait on sous la fureur d'une foule blanche, ou foule noire, j'ignore encore la couleur de la mort, qui ne l'ignore pas ? Je vous ai connu sous tant de visages, hier explorateur, aujourd'hui conquérant et maintenant exécuteur, vous êtes fascinants... fascinants. Vous transpirez, la sueur vous parcourt le front jusqu'à se glisser dans vos yeux ou alors est-ce vraiment des larmes qui coulent... Je ne le saurai jamais car les yeux fermés, le doigt sur la détente, le visage crispé...
Vous appuyez d'un coup...