Le prince

Depuis son lit de mort, le vieux roi Ismaël, plus connu sous le nom de barbe blanche, convoqua ses sept filles. Il sentait son heure venir. Le trône allait bientôt être vacant et il fallait régler la succession. C'était d'autant plus urgent que se tenait à l'affût son frère Iss'hac, plus connu sous le quolibet de petite moustache. Si ce n'était la promesse faite à son père barbe rousse (à ne pas confondre avec le fameux pirate), il lui aurait réglé son compte à son félon de frère. Le monarque savait pertinemment que si sa barbe brûlait, ce dernier serait le premier à venir y allumer son brasier. Le roi rassembla ensuite le conseil de famille qui présenta son allégeance au prince. Prince, Quel prince?
La plus jeune fille du roi se nommait Amal (espoir), mais tout le monde la désignait comme le prince imberbe. Car officiellement, elle était garçon et donc, comme le veut la loi, prince héritier. Après six accouchements infructueux, le père s'était juré que le suivant serait un mâle. Une sage-femme aveugle procéda à la mise au monde du bébé. En constatant la septième anomalie entre les cuisses du nouveau-né, le père l'extirpa des mains de la bonne femme, sans lui laisser le temps de couper le cordon ombilical.
Seuls ses parents et sa nounou Zoulikha, plus communément appelée barbichette ( elle avait des poils sous le menton), étaient dans le secret. Pour justifier à ses soeurs sa chambre à l'écart, son hamam particulier, on les persuada qu'il souffrait d'un eczéma assez contagieux.
Comme chaque année au printemps et malgré la maladie du roi, on organisa le championnat national de Cham-ball. Une sorte de polo à dos de chameaux. Deux équipes de six chameliers chacune s'affrontent sur un terrain sablonneux. Les athlètes se munissent d'une longue tige en bois et il s'agit de taper dans une balle (un conglomérat de noyaux de dattes, de petits coquillages et de crottin de gazelle séché au soleil, collés grâce à la bave de caméléon) et de la faire passer entre deux palmiers. Ce jeu déchainait les passions et tout le pays s'investissait corps et âme dans cet événement sportif. Trois jours de festivités étaient organisés après la fin de la compétition. Des feux d'artifice importés de la Chine illuminaient les soirées de la capitale (pour qu'un ciel flamboie). Des troupes de musique andalouse et berbère, des danseurs folkloriques et des acrobates animaient la fête. Le sentiment de fierté national était exacerbé et atteignait son paroxysme.
Seize équipes accompagnées de supporters, venaient des quatre coins du pays pour se disputer la coupe du roi. Bien sûr, comme par hasard l'équipe du prince, les rouges et noirs (ne s'épousent-ils pas), se retrouva encore en finale. C'est vrai qu'elle se composait des meilleurs joueurs. A quelques instants de la fin du match, les deux équipes étaient donc à égalité trois buts partout. Malik, coéquipier et cousin du prince marqua le but de la délivrance au passage du dernier grain dans le goulot du sablier. C'était le délire dans les gradins, les youyous fusaient de partout. Fou de joie, notre héros sauta de sa monture et courra embrasser Amal. Dans un geste maladroit, leurs lèvres s'effleurèrent. Malik, dégoûté cracha tout en riant, alors que le prince(sse) en fût si troublée, que ses joues rougirent comme une braise incandescente. La maman rapporta la scène qui s'était déroulée sous son nez et sa barbe au roi. Le cousin fût expatrié sur une île lointaine où il put embrasser l'espace à longueur de journée. On fit venir des médecins qui déclarèrent que, l'eczéma s'étant propagé, il était désormais interdit à quiconque d'approcher le prince.
Pour parfaire son éducation, on fît appel à un instituteur anglais, Mister gustavson, rapidement étiqueté comme barbe éparse. Il avait des manières raffinées et des gestes efféminés, comme de lever le petit doigt lorsqu'il remuait le sucre dans son thé de cinq heures. Il rendait folle barbichette qui était aux petits soins pour lui. Un petit sourire de l'english suffisait à son bonheur.
Grâce à son flegme cherlock-holmesque, il avait décelé une tristesse imperceptible au fond des yeux du prince. Ayant constaté l'importance accordée par ce peuple à la barbe, il crût que la cause de ce regard hagard et absent était ses joues aussi pleines de poils qu'un Sahara regorgeant d'arbres fruitiers. Il lui cita ce proverbe arménien : Si derrière toute barbe il y avait de la sagesse, les chèvres seraient toutes prophètes. Il était loin de se douter et le prince aussi, que l'amour était derrière cela.
Le roi est mort, vive le roi. On invoqua cette maladie inflammatoire de la peau et la cérémonie d'intronisation fût sobre et brève. Dès son accession au pouvoir, Amal fit rapatrier en douce son cousin Malik de l'ile et envoya son oncle Iss'hak y broyer sa haine.
Son séjour insulaire avait taillé le cousin comme un poil. Il reprit quelques forces. Caché pendant la journée dans des appartements privés du palais, il partait le soir rejoindre son cousin dans un jardin secret. Heureusement qu'il avait pris des livres dans son exil. Sa culture assez vaste lui permettait de soutenir de longues discussions variées avec le roi. Ils ne se séparaient qu'aux premières lueurs de l'aube. Une nuit de pleine lune, enivrée par les senteurs de jasmin, de camélia et d'oeillets blancs, Amal entreprit de défaire son turban. Ses cheveux, noirs eben ou noirs de jais, Malik ne saurait dire tellement il était stupéfait, se déversèrent sur ses épaules, devenues si frêles tout d'un coup. Voir cette chevelure noir carbone à poil était au-dessus de ces forces. Il perdit connaissance. Il se réveilla dans la chambre du roi-reine. Deux Adouls l'attendaient pour transcrire le mariage. Ils furent envoyés illico sur l'ile. Les deux témoins de ce lien sacré n'étaient autre que Zoulikha et son mari mister Gustavson. Avant d'épouser la nounou, il s'était converti à l'islam, avait accompli le pèlerinage à la Mecque et avait changé de nom pour devenir Haj Macpherson. Malik devint Malika , ils vécurent heureux et n'eurent pas d'enfants.

Moralité : il n'y a pas des pays, des frontières, des hommes, des femmes. Tout peut s'arranger entre les espèces humaines, pourvu que les gens s'aiment et qu'ils aient un brin d'intelligence.