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Little John Kemboï accéléra insensiblement l'allure sur le long sentier de terre rouge, bordé de quelques acacias parasol et de buissons, qui grimpait vers les montagnes loin au-dessus d'Iten. Il ne me fut bientôt plus possible de rester dans sa foulée. Je voyais ses mollets fins et musclés battre l'air surchauffé à une cadence infernale. Mon souffle se faisait de plus en plus court. Je croyais mon acclimatation terminée après une semaine de stage au Kenya, mais se mettre à courir tous les jours à plus de 2400 mètres d'altitude n'est vraiment pas une sinécure. Au-delà de ça, Little John était vraiment fort, certainement le meilleur marathonien actuel, et c'était pour moi un honneur de courir en sa compagnie.
Ici, les coureurs s'entraînent souvent trois fois par jour, et lors de notre séance de 6 heures du matin, je lui avais dit que la presse internationale sportive parlait déjà de lui comme du prochain champion olympique, malgré ses vingt-deux ans.
— Tu sais, j'ai commencé à courir à sept ans pour aller à l'école et à vraiment m'entraîner à partir de onze, alors j'ai déjà une longue carrière derrière moi... Écoute, tu es mon ami maintenant, et je rêve toujours de la France, de gagner le marathon de Paris comme l'a fait mon père, plus que des Jeux. Si j'y parviens, tu pourras m'appeler John, comme lui, et plus Little John. Je sais que si je te le demande tu ne diras rien à personne, j'ai confiance en toi. Il y a ici au Kenya quelqu'un de beaucoup plus fort que moi. Si tu veux, nous essaierons de le rencontrer tout à l'heure, pendant notre séance longue. D'ailleurs elle sera si longue que nous devrons annuler la sieste et la séance du soir.
— Non, bien sûr, je ne dirai rien. Quelqu'un donc de bien plus rapide et endurant que le meilleur marathonien du monde...
La sieste, une de leurs institutions, pourtant... Déjà, ils nous obligeaient à nous recoucher pour en faire une à 9 heures du matin après le petit déjeuner, et, chose incroyable, je me rendormais chaque fois, malgré mes réticences à me remettre au lit après avoir eu tellement de mal à en sortir trois heures plus tôt. Le soir, ils se couchaient à 21 heures. Ils étaient à la fois les athlètes qui s'entraînaient le plus et ceux qui se reposaient le plus.
Le sentier n'en finissait pas de monter. Moi qui visais tout de même une place de finaliste sur 10 000 mètres aux JO, j'aperçus au loin Little John atteindre enfin la ligne de crête tout là-haut, entre terre et ciel. Je dus me faire violence pour ne pas marcher. Il s'était arrêté et m'attendait. Les Kenyans sont joueurs et adorent accélérer, surtout dans les côtes, là où c'est le plus dur. Ils portent toute la joie de courir en eux et aussi une croyance étonnante en leur bonne étoile. Je savais qu'il n'avait pas voulu me lâcher, mais juste jouer avec la pente.
— Tu crois vraiment qu'il est par ici, ton fameux coureur ? Il n'y a plus la moindre maison depuis vingt kilomètres, haletai-je.
— Il y est, il est toujours à l'endroit où l'on croit qu'il n'est pas ! dit-il en riant de toutes ses dents.
Des endroits isolés où le soleil trop seul s'amuse à ratisser la terre rouge de ses longs rayons d'or, il devait y en avoir des quantités, au Kenya... Les arbres étaient plus que parsemés. Je savais que l'enjeu des prochaines années était d'en replanter des quantités pour redonner vie à ces terres. Nous avions atteint l'endroit le plus élevé, et une série complexe de crêtes et de ravins s'offrait à présent à nos yeux. Pendant une bonne demi-heure, nous zigzaguâmes sur de petits sentiers, franchissant plusieurs de ces crêtes avant de nous arrêter au bas d'une descente, à l'entrée d'une vallée remplie d'une brume étrange, qui semblait curieusement scintiller sous le regard brûlant du soleil. Little John avait arrêté là sa course, et s'était accroupi pour boire un peu de l'eau qui sortait d'un rocher recouvert de mousses vertes et qui donnait naissance à un petit ruisseau dont les eaux de cristal chantonnaient discrètement à l'entrée du val.
Cette brume scintillante, à la fois transparente et compacte, m'intriguait. Il me laissa m'en approcher, puis me rattrapa et me retint d'une main posée sur mon épaule droite. Surpris, je tendis ma main devant moi, avant de tourner vers lui mon visage effaré : la brume était dure comme du bois. Il rit à nouveau en voyant la tête que je faisais. Il devait attendre impatiemment ce moment depuis le début.
— Ne dis rien, me dit-il, attends et regarde, c'est son heure...
J'attendis donc, et je vis. Sur le bord gauche du vallon, un coureur apparut entre les arbres dans la brume. Il paraissait courir au ralenti à grandes foulées, mais allait, me sembla-t-il après coup, aussi vite que nous. Son style était vraiment parfait. Il semblait à peine effleurer la terre de la plante de ses chaussures blanches. Grand et musclé, il portait seulement un short rouge. Quand il passa devant nous de gauche à droite sans nous regarder avant de repartir vers les profondeurs de la brume, je vis que ses yeux étaient entièrement blancs. Il se déplaçait sans bruit, et même quand il eut disparu je le voyais encore passer et repasser devant moi au ralenti, comme dans un rêve. Je tendis à nouveau ma main contre la brume qui était à la fois dure, douce et légèrement élastique. Sa surface était toute bosselée.
— C'est la Vallée des âmes perdues, commença Little John. Personne ne sait ce qu'est cette brume. Tu es le premier étranger à venir ici, et tu seras le dernier. Certaines choses nous dépassent et les blancs ne savent pas l'admettre.
— Mais lui, qui est-il ?
— On l'appelle le Pousseur de brume. Très peu savent comme il est fort, car il vient parfois au stade d'Iten et n'essaie jamais de suivre les meilleurs coureurs. Mais certains comme moi l'ont vu courir de loin à des allures incroyables, qui défient l'imagination. Il est aveugle, mais peut se déplacer partout à grande vitesse, tellement il fait corps avec les forces du monde. Il savait que nous étions là, n'en doute pas. Et il rit quand on lui demande comment il fait. C'est le seul moment où il rit, d'ailleurs, car il est profondément triste. On dit que son chagrin est sa vraie force. S'il le voulait, il pourrait gagner toutes les distances olympiques du 800 mètres au marathon, mais il ne le voudra pas. On dit qu'il ne boit jamais, on dit qu'il ne dort jamais, qu'il reste assis des heures à regarder sans le voir un brin d'herbe qui danse dans le vent, et qu'il dit que c'est l'une des choses les plus importantes au monde.
— Et qu'est-ce qu'on dit encore, Little John ? demandai-je, encore sous le coup de l'émotion.
— On dit qu'il fait parfois semblant d'être muet, aveugle et sourd, et aussi qu'il fait semblant d'être heureux... On dit que la nuit est tombée au fond de ses yeux comme un rideau de pierre le jour où il a fixé le soleil sans ciller pendant des heures, accusant du regard les dieux de la mort de Lorna, sa petite fille, dont l'accouchement difficile avait entraîné la mort de sa femme, et qui était sa seule raison de vivre... Lorna a été tuée par la voiture du manager hollandais d'un groupe de coureurs. C'est pour cela qu'il ne courra plus jamais en compétition, même s'il est devenu de loin le plus fort d'entre nous... On dit que de colère il a grimpé vingt-cinq fois de suite Agony Hill, la colline de l'agonie, la côte mythique d'un kilomètre où se sont entraînés les plus forts Kenyans de tous les temps, prenant largement le record, qui était de vingt fois. On dit qu'il a pleuré des larmes de pierre le jour où il a arrêté de boire de l'eau, ce jour où il a osé défier le soleil. Et on dit aussi qu'avant qu'il se réfugie dans cette vallée perdue, il n'y avait pas de brume...
Nous dévalâmes la longue piste rouge à une vitesse folle en direction d'Iten, sans plus dire un mot. Arrivés en bas, je lui dis simplement :
— Merci, Little John.
Il savait que grâce à lui, je reverrai souvent dans ma tête passer en courant devant moi comme au ralenti le Pousseur de brume. Il sourit.
Ici, les coureurs s'entraînent souvent trois fois par jour, et lors de notre séance de 6 heures du matin, je lui avais dit que la presse internationale sportive parlait déjà de lui comme du prochain champion olympique, malgré ses vingt-deux ans.
— Tu sais, j'ai commencé à courir à sept ans pour aller à l'école et à vraiment m'entraîner à partir de onze, alors j'ai déjà une longue carrière derrière moi... Écoute, tu es mon ami maintenant, et je rêve toujours de la France, de gagner le marathon de Paris comme l'a fait mon père, plus que des Jeux. Si j'y parviens, tu pourras m'appeler John, comme lui, et plus Little John. Je sais que si je te le demande tu ne diras rien à personne, j'ai confiance en toi. Il y a ici au Kenya quelqu'un de beaucoup plus fort que moi. Si tu veux, nous essaierons de le rencontrer tout à l'heure, pendant notre séance longue. D'ailleurs elle sera si longue que nous devrons annuler la sieste et la séance du soir.
— Non, bien sûr, je ne dirai rien. Quelqu'un donc de bien plus rapide et endurant que le meilleur marathonien du monde...
La sieste, une de leurs institutions, pourtant... Déjà, ils nous obligeaient à nous recoucher pour en faire une à 9 heures du matin après le petit déjeuner, et, chose incroyable, je me rendormais chaque fois, malgré mes réticences à me remettre au lit après avoir eu tellement de mal à en sortir trois heures plus tôt. Le soir, ils se couchaient à 21 heures. Ils étaient à la fois les athlètes qui s'entraînaient le plus et ceux qui se reposaient le plus.
Le sentier n'en finissait pas de monter. Moi qui visais tout de même une place de finaliste sur 10 000 mètres aux JO, j'aperçus au loin Little John atteindre enfin la ligne de crête tout là-haut, entre terre et ciel. Je dus me faire violence pour ne pas marcher. Il s'était arrêté et m'attendait. Les Kenyans sont joueurs et adorent accélérer, surtout dans les côtes, là où c'est le plus dur. Ils portent toute la joie de courir en eux et aussi une croyance étonnante en leur bonne étoile. Je savais qu'il n'avait pas voulu me lâcher, mais juste jouer avec la pente.
— Tu crois vraiment qu'il est par ici, ton fameux coureur ? Il n'y a plus la moindre maison depuis vingt kilomètres, haletai-je.
— Il y est, il est toujours à l'endroit où l'on croit qu'il n'est pas ! dit-il en riant de toutes ses dents.
Des endroits isolés où le soleil trop seul s'amuse à ratisser la terre rouge de ses longs rayons d'or, il devait y en avoir des quantités, au Kenya... Les arbres étaient plus que parsemés. Je savais que l'enjeu des prochaines années était d'en replanter des quantités pour redonner vie à ces terres. Nous avions atteint l'endroit le plus élevé, et une série complexe de crêtes et de ravins s'offrait à présent à nos yeux. Pendant une bonne demi-heure, nous zigzaguâmes sur de petits sentiers, franchissant plusieurs de ces crêtes avant de nous arrêter au bas d'une descente, à l'entrée d'une vallée remplie d'une brume étrange, qui semblait curieusement scintiller sous le regard brûlant du soleil. Little John avait arrêté là sa course, et s'était accroupi pour boire un peu de l'eau qui sortait d'un rocher recouvert de mousses vertes et qui donnait naissance à un petit ruisseau dont les eaux de cristal chantonnaient discrètement à l'entrée du val.
Cette brume scintillante, à la fois transparente et compacte, m'intriguait. Il me laissa m'en approcher, puis me rattrapa et me retint d'une main posée sur mon épaule droite. Surpris, je tendis ma main devant moi, avant de tourner vers lui mon visage effaré : la brume était dure comme du bois. Il rit à nouveau en voyant la tête que je faisais. Il devait attendre impatiemment ce moment depuis le début.
— Ne dis rien, me dit-il, attends et regarde, c'est son heure...
J'attendis donc, et je vis. Sur le bord gauche du vallon, un coureur apparut entre les arbres dans la brume. Il paraissait courir au ralenti à grandes foulées, mais allait, me sembla-t-il après coup, aussi vite que nous. Son style était vraiment parfait. Il semblait à peine effleurer la terre de la plante de ses chaussures blanches. Grand et musclé, il portait seulement un short rouge. Quand il passa devant nous de gauche à droite sans nous regarder avant de repartir vers les profondeurs de la brume, je vis que ses yeux étaient entièrement blancs. Il se déplaçait sans bruit, et même quand il eut disparu je le voyais encore passer et repasser devant moi au ralenti, comme dans un rêve. Je tendis à nouveau ma main contre la brume qui était à la fois dure, douce et légèrement élastique. Sa surface était toute bosselée.
— C'est la Vallée des âmes perdues, commença Little John. Personne ne sait ce qu'est cette brume. Tu es le premier étranger à venir ici, et tu seras le dernier. Certaines choses nous dépassent et les blancs ne savent pas l'admettre.
— Mais lui, qui est-il ?
— On l'appelle le Pousseur de brume. Très peu savent comme il est fort, car il vient parfois au stade d'Iten et n'essaie jamais de suivre les meilleurs coureurs. Mais certains comme moi l'ont vu courir de loin à des allures incroyables, qui défient l'imagination. Il est aveugle, mais peut se déplacer partout à grande vitesse, tellement il fait corps avec les forces du monde. Il savait que nous étions là, n'en doute pas. Et il rit quand on lui demande comment il fait. C'est le seul moment où il rit, d'ailleurs, car il est profondément triste. On dit que son chagrin est sa vraie force. S'il le voulait, il pourrait gagner toutes les distances olympiques du 800 mètres au marathon, mais il ne le voudra pas. On dit qu'il ne boit jamais, on dit qu'il ne dort jamais, qu'il reste assis des heures à regarder sans le voir un brin d'herbe qui danse dans le vent, et qu'il dit que c'est l'une des choses les plus importantes au monde.
— Et qu'est-ce qu'on dit encore, Little John ? demandai-je, encore sous le coup de l'émotion.
— On dit qu'il fait parfois semblant d'être muet, aveugle et sourd, et aussi qu'il fait semblant d'être heureux... On dit que la nuit est tombée au fond de ses yeux comme un rideau de pierre le jour où il a fixé le soleil sans ciller pendant des heures, accusant du regard les dieux de la mort de Lorna, sa petite fille, dont l'accouchement difficile avait entraîné la mort de sa femme, et qui était sa seule raison de vivre... Lorna a été tuée par la voiture du manager hollandais d'un groupe de coureurs. C'est pour cela qu'il ne courra plus jamais en compétition, même s'il est devenu de loin le plus fort d'entre nous... On dit que de colère il a grimpé vingt-cinq fois de suite Agony Hill, la colline de l'agonie, la côte mythique d'un kilomètre où se sont entraînés les plus forts Kenyans de tous les temps, prenant largement le record, qui était de vingt fois. On dit qu'il a pleuré des larmes de pierre le jour où il a arrêté de boire de l'eau, ce jour où il a osé défier le soleil. Et on dit aussi qu'avant qu'il se réfugie dans cette vallée perdue, il n'y avait pas de brume...
Nous dévalâmes la longue piste rouge à une vitesse folle en direction d'Iten, sans plus dire un mot. Arrivés en bas, je lui dis simplement :
— Merci, Little John.
Il savait que grâce à lui, je reverrai souvent dans ma tête passer en courant devant moi comme au ralenti le Pousseur de brume. Il sourit.
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