Le piédestal

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Le quai de la gare de Nîmes est buriné par un soleil de plomb. Ulysse et Achille Tsipras grimpent dans la voiture n°4 du TGV en partance pour Paris. Ils vont rendre visite à Pénélope, la sœur aînée d'Achille, installée dans la capitale depuis le début de ses études de médecine. Chloé, retenue par son travail, rejoindra son mari et ses deux enfants dans quelques jours. Des juilletistes aux teints hâlés prennent place dans les larges fauteuils gris et noirs. Achille se délecte des agréables effluves de monoï qui s'échappent encore de leurs épidermes. Demain, des aoûtiens aux visages diaphanes occuperont ces mêmes places et feront le trajet en sens inverse. À leur tour, ils iront tanner leurs peaux sur les plages brûlantes du Languedoc. Ulysse, souriant et cordial, échange quelques mots avec les passagers. En l'espace de quelques minutes, son charisme opère et envoûte ses interlocuteurs. Béat d'admiration devant le talent évident de son père pour établir le contact avec des inconnus, Achille, lui, se laisse aller à la rêverie et somnole déjà, la tête posée contre la vitre, lorsque le train débute sa glissade feutrée sur les rails.

Si la vie était bienveillante, elle devrait nous procurer chaque jour le bonheur éprouvé par un jeune enfant perché sur les épaules de son père. Achille se souvient de ces moments rieurs pendant lesquels, assis sur la nuque d'un géant, il tutoyait les nuages et les faisait tournoyer autour de son index pour en faire des barbes-à-papa. Surgissent alors pêle-mêle de sa mémoire d'autres images d'instants aériens vécus au sommet du crâne de son père : celles des promenades automnales en forêt où, les mains plongées dans la chevelure bouclée d'Ulysse pour les réchauffer, il soufflait sur la cime des arbres pour les faire ployer, celles de leurs balades iodées sur la plage où il déployait ses bras au milieu des escadrilles de mouettes, celles enfin de leurs sorties en ville où il nourrissait de mie de pain les pigeons posés en bordure des toits des immeubles. Achille était heureux sur les épaules d'Ulysse, le monde à ses pieds, sa tête dans le ciel.

C'est dans ces moments inoubliables de plaisir partagé que se construit l'image qu'un fils a de son père. Achille, aujourd'hui quatorze ans, idolâtre le sien. Il lui doit beaucoup plus que ces premiers bonheurs passés sur ses épaules. Au fil des années passées à observer et à écouter cet homme doux et aimant, Achille en a fait le phare qui éclaire sa vie, celui à qui il a envie de ressembler. Ulysse incarne à ses yeux toutes les qualités qu'un homme doit avoir, parmi lesquelles l'intelligence, l'altruisme, la prévenance et le courage. En toutes circonstances, Achille a vu cet homme penser et agir juste. En plus d'être un père exceptionnel, il se comporte comme un mari attentionné et valorisant pour la mère de ses enfants. Ses nombreux amis l'adulent pour son sens de l'accueil, sa clairvoyance et son écoute. Comme ses origines grecques l'y prédestinaient, Ulysse est le héros d'Achille. Non, ce mot n'est pas usurpé. Le piédestal sur lequel le fils a rivé son père ne pourra jamais vaciller. Jamais... Il n'y a aucune faille dans cet homme.

La climatisation est en panne et l'atmosphère dans le TGV devient poisseuse et étouffante. Ulysse éponge les épaisses gouttes de sueur qui ruissellent sur son front. Assoiffé, il propose à Achille d'aller se désaltérer dans la voiture-bar. Tous deux traversent, non sans difficultés, les voitures surchauffées. Le brinquebalement du TGV lancé à pleine vitesse les fait tituber dans les allées. Achille s'amuse de voir son père, en perte d'équilibre, se balancer de droite à gauche devant lui. Après cette odyssée ferroviaire, ils s'installent enfin dans un coin de la voiture-bar et sirotent un thé glacé rafraîchissant. Encore une heure et demi avant l'arrivée à Paris.

Achille a repéré ce couple, ou ce qui paraissait être un couple, dès qu'il est entré dans la voiture-bar. L'homme, plutôt grand et athlétique, lui a tout de suite paru agité, utilisant une gestuelle agressive envers la jeune femme blonde à qui il s'adressait. Ulysse et Achille sont maintenant assis à moins de trois mètres d'eux. La femme donne l'impression d'être passive et résignée face à l'attitude menaçante de l'homme qui l'importune. Étonnamment, Ulysse semble ignorer la scène alors que la tension désormais palpable aimante le regard. La voiture-bar s'est vidée. Seule une dame d'un âge certain est installée un peu plus loin et feuillette un magazine. La gifle a claqué sur la joue de la jeune femme, l'air en a propagé les vibrations. Les insultes fusent, l'homme saisit les poignets de sa victime. Achille observe Ulysse, espérant le voir bondir pour s'interposer et mettre fin à cette scène d'une violence soudaine et inouïe. Mais Ulysse ne bouge pas, ses yeux fixent un point imaginaire. Achille comprend : son père est pétrifié par la peur. Son corps entier semble pris dans un bloc de béton invisible qui paralyse ses mouvements. La vieille dame attablée jette rageusement sa revue, se met à hurler, se lève et se dirige vers la brute. « Vous n'avez pas honte ! Lâchez-la ! ». Elle assène un coup de sac à main sur la tête de l'homme qui, surpris et humilié, prend aussitôt la fuite. L'héroïne aux cheveux gris enserre la fille aux cheveux blonds puis l'apaise. Achille essuie ses joues où coulent des larmes d'enfant qu'il aurait aimé contenir et dévisage son père encore figé dans sa posture monolithique.

À peine vingt secondes se sont écoulées entre le début et la fin de l'altercation, mais ces secondes ont provoqué une secousse tellurique qui a fissuré et ébranlé le piédestal où Achille avait placé son père. Ulysse n'est plus qu'un homme faillible qui vient de révéler une part de faiblesse, un homme parmi d'autres. Achille se blottit contre lui pour le réconforter. Son héros est mort, il lui reste son père.

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