Le Philtre

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Histoires Jeunesse - 11-14 Ans (Cycle 4) Young Adult - Nouvelles Collections thématiques
  • Histoires De Cœur Et D'amitié - Cycle 4
— Mais t'es vraiment conne, Lolita ! Laisse tomber ce taré !
C'est l'opinion des potes de Lolita, et elles ont probablement raison. En attendant, la jeune fille a le cœur en miettes et ne peut pas s'empêcher de sangloter, même là, dans la rue, en revenant du lycée.
 
Soudain, de derrière une haie, une voix l'interpelle :
— Pourquoi tu pleures, gamine ?
Lolita avance et jette un coup d'œil dans le jardin. Une vieille dame vient vers elle en claudiquant et reprend son souffle.
— Excuse-moi, petite, c'est mon asthme... Alors, dis-moi ? Qu'est-ce qui te fait pleurer comme ça ? Laisse-moi deviner... Un garçon t'a brisé le cœur ?
Lolita renifle.
— Allez, viens, on va parler...
Et, sans lui laisser le temps de répondre, la vieille femme se dirige vers sa maison. Lolita hésite puis hausse les épaules et la suit. Au point où elle en est, elle peut bien risquer de se faire assassiner par une serial killeuse de quatre-vingts ans. Peut-être qu'alors Aurélien aurait des remords et passerait le reste de sa vie à la regretter en pleurant devant la photo de classe...
 
Elle s'assied timidement sur une vieille chauffeuse aux couleurs délavées dans le salon sombre. Des lustres d'un autre âge jettent une lumière incertaine sur les meubles énormes, démodés.
La dame lui sourit, puis sort de la pièce, et revient avec une marmite.
— On va faire une potion, un philtre d'amour. Si ton bonhomme est sincère, il reviendra. Ça te va ?
Lolita se dit que cette vieille est décidément complètement folle. Mais elle se sent tellement triste qu'elle se contente d'acquiescer.
— Bon, il nous faut des ingrédients. D'abord, un pédoncule.
— Un quoi ?
— Une queue. Tiens, regarde, mon aide-ménagère m'a apporté un melon. Hop ! C'est pour le masculin. Pour le féminin, il me faut un trou.
— Un trou ?
— Oui. C'est facile, il me reste de la purée d'hier, regarde, je fais un petit cratère dedans, c'est parfait. Tu n'as pas tes règles ?
— Non... fait la jeune fille, choquée.
— Dommage, le sang menstruel rend le mélange plus sulfureux. Mais comme c'est pour un jeune homme, cela devrait suffire.
— De la purée froide avec une queue de melon ? C'est ça qui va le faire revenir ? dit Lolita d'un air dubitatif.
— Attends, j'ai pas fini. J'ajoute un morceau de ficelle pour te l'attacher, qu'il n'aille pas caracoler avec d'autres filles. Et puis, un morceau de mon voile de mariée, c'est de la dentelle. Un peu dur à mâcher, mais cela garantit une union qui dure.
—  Et je dois lui faire manger ça ?
—  Oui, c'est la partie la plus compliquée de l'enchantement. Mais si tu y arrives... Tiens, je te le mets dans un tupperware. Tu me le rapporteras, et tu me diras si ça a fonctionné.
 
Les jours suivants, Lolita trimballe le tupperware partout. Pas du tout avec l'idée d'en faire avaler le contenu à Aurélien, elle n'y croit pas une seconde, mais plutôt comme un doudou qui lui rappelle la vieille dame qui s'est préoccupée d'elle et l'a fait sourire avec ses élucubrations.
 
Au bout de deux semaines, elle commence à aller mieux. C'est presque l'été, il fait beau et elle va régulièrement déjeuner au parc à côté du lycée avec ses copines. Un midi où elles sont là, à rire en déballant leurs sandwichs, Aurélien arrive et demande à s'asseoir.
Lolita ne réalise pas tout de suite ce qui se passe, elle hoche la tête, bêtement, sans rien dire. Alors que cela fait des jours entiers qu'elle ressasse des centaines d'horreurs à lui sortir.
Ses copines sont tout à coup très pressées : l'une a oublié son pull à la salle de sport, l'autre doit justement appeler sa mère, une troisième doit récupérer ses chewing-gums dans sa veste...
Lolita et Aurélien se retrouvent en tête à tête.
— Il est à quoi ton sandwich ? demande le garçon.
Bien sûr, elle aurait préféré un truc comme : « Je suis tellement désolé, Lolita. Donne-nous une deuxième chance ! ». Ou encore : « Tu es la lumière de ma vie ». Ou un simple : « Et si on réessayait ? ». Mais, bon, il ne faut pas leur en demander trop aux mecs !
— C'est un sandwich végan, dit-elle, prise d'une inspiration subite. 
En réalité, le sandwich est au poulet mayo, et délicieux.
— Ah, merde! J'aime pas...
— Mais j'ai un autre truc à manger, si tu veux...
— Ah, ouais ? Fais voir...
Négligemment, Lolita sort le tupperware de son sac et le lui donne. Aurélien l'ouvre et a un mouvement de recul. On dirait de la purée avariée, avec un vieux bout de tissu dedans. Il y a même une sorte de queue qui a poussé dans l'abominable mélange. L'odeur est insoutenable.
— Tu... tu comptais manger ça ?
Lolita fait oui de la tête, imperturbable. Aurélien se sent alors envahi d'une énorme culpabilité. Il la regarde et la trouve adorable, avec ses yeux brillants et ses petites mains serrées sur son sandwich. Il se lève et va poser le répugnant tupperware à une bonne dizaine de mètres d'eux, puis revient. Il s'assoit à côté d'elle :
— Je suis tellement désolé, Lolita. Tu m'as manqué...
 
Plus tard, les deux amoureux s'éloignent, main dans la main. Derrière eux sautille un pigeon qui essaye, avec des mouvements de tête agacés, de se débarrasser d'un ruban de dentelle qui lui agace le bec. Ça bouffe n'importe quoi ces oiseaux-là...
 
Quelques jours après, Lolita frappe chez sa vieille amie et lui tend un tupperware neuf.
— Je n'ai pas pu récupérer l'autre, mais... ça a marché !
— Ton bonhomme est revenu ?
— Oui ! C'est merveilleux ! On s'aime et... c'est trop bien ! Donc merci mille fois !
— Il a mangé le philtre ?
— Non, mais on s'est remis ensemble ! Enfin, sourit-elle, c'est quasi un ménage à trois parce qu'il y a un pigeon qui le suit partout depuis l'autre jour au parc ! Il est très attaché à lui, je ne sais pas pourquoi...

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Image de Le Philtre
Illustration : Mathilde Ernst