Le petit joueur de ti-bois

Droite-gauche-droite-gauche-droite et je recommence.
Voilà deux mois, depuis la mi-novembre, que tous les samedis après-midi, après la sieste, je m'entraîne pour pouvoir enfin sortir aujourd'hui avec le groupe, l'orchestre de percussion.
C'est dimanche et c'est le carnaval.
A Cayenne, le carnaval commence dès la deuxième semaine de janvier et ne finit que le mercredi des cendres, lorsque l'on brûle Vaval sur la place des Palmistes. Tout le monde, ou du moins les grands, boit, danse et chahute ferme les touloulous masqués. Nous les petits, à part le ridicule carnaval des enfants, bon pour les maternelles, on s'embête plutôt : pas de sorties, pas de films visibles au cinéma, on reste collé devant le magnétoscope en écoutant la pluie tomber sur le toit de tôle. Aussi cette année, j'ai décidé de défiler. Pas évident à onze ans, sans compétences musicales particulières ; enfin, au moins, il n'y a pas de solfège, c'est, je crois, à qui tapera le plus fort sur son instrument et à ce jeu, je ne crains personne dit toujours ma grande sœur à maman.
Le choix est simple : inutile de prendre une grosse touque de 200 litres, on en met trois comme moi dedans, pareil avec le modèle inférieur de 100 litres, celles de 50 litres m'empêchent de marcher. Les touques sont des récipients cylindriques en plastique, à large ouverture vissée qui contiennent à l'origine des queues de porcs salées. Une fois nettoyées, et surtout une fois l'odeur disparue, elles servent de récipients étanches indispensables comme fourre-tout dans les expéditions en forêt profonde. Les nôtres sont présentées ouverture en bas, peintes et décorées de rubans, on tape dessus avec une balle de tennis emmanchée sur un bâton. Le son est profond, grave mais quelle que soit la force que l'on y mette, pas très fort. Ce sont les basses de l'orchestre.
Inutile aussi de vouloir un tambour ou une caisse claire, tous les modèles sont farouchement gardés par les cracks, les chefs, ceux qui font les changements de rythme en entraînant la foule des danseurs. Le choix est simple : il me reste le ti-bois.

Droite-gauche-droite-gauche-droite et je recommence.
Je l'ai fait moi-même, papa m'a un peu aidé bien sûr, car ce n'est pas facile de tordre le morceau de fer à béton qui sert de support au bambou. Bon, le bambou n'est pas très gros, mais il résonne assez bien lorsque l'on tape avec les morceaux de manche à balais bien secs.
Le ti-bois c'est un peu l'aristocratie de l'orchestre, bizarrement seulement les go-cerveaux en jouent, peut-être font-ils cela simplement pour participer car on ne peut pas dire qu'ils jouent tous bien dans le rythme. Go-docteur, c'est une vraie catastrophe, en cinq années, d'après ce que disent les copains, on l'a entendu jouer juste deux fois trois minutes, mais il a le plus beau et le plus lourd des ti-bois et pour taper sur les cloches qu'il a rajoutées, je peux vous garantir qu'il ne ménage pas sa peine, à dix mètres on reste sourd trois jours. Je l'ai d'ailleurs vu mettre du coton dans ses oreilles.


Droite-gauche-droite-gauche-droite et je recommence.
Il est trois heures et demi nous allons démarrer. Je le sais parce que la marmite de punch planteur est presque vide. C'est chaque fois pareil, tout le monde arrive, se costume et l'ambiance monte à mesure que le niveau du punch descend. Aujourd'hui le groupe est homogène, on est tous en pierrots, blancs et croissants de lune dorés, masque devant et derrière, les danseurs ont les poches bourrées de confettis. J'arrime mon ti-bois avec deux courroies croisées dans le dos, le bambou est réglé pour être trente centimètres devant moi, afin que je puisse taper sans me cogner les coudes, j'ai bu deux grands verres de coca. Le chef de chœur lance le démarrez-démarrez.

Droite-gauche-droite-gauche-droite et je recommence pianissimo.
Nous devons marcher presque un kilomètre avant d'arriver au coin du boulevard Jubelin. Les danseurs tiennent toute la rue, tout le monde s'entraîne à garder ses distances pour que le groupe ait l'air assez ordonné. Les percussionnistes tirent sur leurs mitaines, mettent encore un sparadrap ici ou là à cause des ampoules, calent leurs courroies sur les épaules, sur le ventre. Les photographes amateurs profitent du peu de spectateurs pour prendre le cliché original. Les caméras vidéo clignotent. Avec Milou qui a douze ans nous encadrons le chef des ti-bois sur la première ligne de l'orchestre, en vedettes, mais il va falloir être bons... Milou c'est mon copain créole et il est très doué. Au prochain défilé il jouera de la caisse claire. Derrières nous les trois autres ti-bois en profitent pour danser en faisant les pitres.

Droite-gauche-droite-gauche-droite et je recommence allegretto.
C'est parti, après une petite halte pour laisser un peu d'espace avec le groupe des brésiliens, surtout des brésiliennes d'ailleurs qui se tortillent comme si on avait frotté la ficelle qui leur sert de culotte avec du gros-poivre. La halte c'est maman et ses copines qui dansent et chantent devant nous qui l'ont provoqué...

La foule déborde des trottoirs, il fait très chaud, les grosses touques font vibrer l'air humide. Les ti-bois crépitent si fort que je ne m'entends plus jouer. Nous avons fait trente mètres et je suis couvert de sueur. L'avance est interrompue d'arrêts brusques, incompréhensibles, tout le monde danse. Les petites filles masquées jettent des confettis et de la farine.

Droite-gauche-droite-gauche-droite et je recommence fortissimo.
Nous arrivons en face des caméras de RFO et des télés locales. Les journalistes au gré de leur inspiration interrogent n'importe qui sur n'importe quoi, c'est à qui répondra la plus grosse bêtise le plus fort possible. Ça y est, il m'a repéré, le caméraman, derrière moi Go-docteur et Go-Zoiseau qui voient tout, tapent encore plus fort pour m'encourager. Toute la réputation du groupe est au bout de mes baguettes. Je suis en direct à la télé, ma sœur qui est restée à la maison va me voir. Elle doit rigoler avec ses copines. Garde les poignets souples, ne tire pas la langue, essaie de sourire, ce n’est pas évident. Je dois avoir l'air d'une éponge cuite dans la sauce tomate. Il continu de filmer mais ouf, un brusque démarrage et le voilà qui zoome sur le groupe suivant, je vais un peu souffler.

Droite-gauche-droite-gauche-droite et je recommence fatiguetto.
Une relance des caisses claires nous fait repartir encore plus fort car on passe devant le jury. Impossible de faire semblant, c'est l'inconvénient du premier rang. Je ne peux plus serrer les baguettes, j'ai des ampoules à la base des index, les bras me font mal et mon orteil gauche est trop grand dans le tennis.
Dans la bande complètement folle tous chantent et dansent. Les grosses touques tournent sur place, les caisses claires sautent en cadence et les ti-bois inventent un pas de biguine. Je suis complètement sourd. Voilà maintenant les copains de la classe, comme j'ai relevé mon masque pour essuyer la transpiration, ils m'ont reconnu tout de suite. Je laisse tomber une baguette en les saluant, juste comme on avance au pas de charge. Panique, avec ce gros bambou devant moi impossible de me glisser entre les musiciens. Je prends un coup de tambour sur le coin du crâne, pendant que quelqu'un m'écrase la main. Heureusement papa arrive, me soulève et me donne une nouvelle baguette.

Droite-droite-gauche-gauche-droite-gauche-droite-gauche pin-pon et au secours. Je ne recommence pas.
Je suis mort de soif, mort de faim, j'ai sûrement un coup de chaleur, un pouce écrasé, les pieds en sang, les épaules sciées, la tête qui bourdonne et je vais mettre une semaine pour pouvoir tenir correctement un stylo.
Ah ! le carnaval, ce n’est pas ma fête...