Le Parfum du mirage

Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Après m'avoir embrassé, tendrement, sur la bouche, de ses lèvres de nymphe, elle s'est couchée, sur ma poitrine, aussi légère qu'une plume. Elle s'est glissée du côté droit, et a posé son nez à hauteur de ma joue. Le souffle ardent, venu droit de ses entrailles, érafle ma peau comme le ressac qui carasse un rocher séculier. Elle me susurre à l'oreille des mots à peine perceptibles, mais d'une douceur telle qu'ils peuvent rappeler à tout marin le charme mortel d'une voix de sirène. Je suis allongé sur le dos, le bras gauche sous la nuque, et la main droite en train de fourrager dans ses longs cheveux de velours. Et c'est en ce moment que je me souviens de la veille, une soirée bien différente des autres.
 
Tout avait commencé à Prestige, une boite de nuit bien célèbre de N'Djaména. Je buvais debout, au comptoir, une habitude plutôt bizarre aux yeux des N'Djaménois qui aiment prendre la bière assis, face à une table. Cette soirée, plus que les autres, le regard des gens me préoccupait peu : j'avais passé la journée entière à broyer du noir, comme si tous les problèmes de la planète reposaient sur mes épaules frêles. Je ne sais pas ce que je foutais parmi ce monde fou, emporté par des danses endiablées. Je voulais tout, et rien à la fois. J'aurais aimé être partout et nulle part.
 
Dans ce capharnaüm, j'avais essayé l'isolement, en concentrant l'attention sur ma bière, et rien d'autre. L'entreprise semblait réussir. Et je m'en trouvais bien. Soudain, une voix, sortie d'on ne sait où, avait transpercé l'opacité de ce bruit infernal, et m'était tombé à l'oreille, distincte et claire comme l'eau de roche.
 
Salut !
 
Je m'étais redressé, comme réveillé par une voix amie. Et quand je m'étais retourné, j'avais surpris une silhouette qui paraissait sortir droit d'un conte de fée. Il est vrai que j'étais bourré, et j'avais les yeux éblouis par les jeux de lumière, mais il est des beautés tellement évidentes que tout ne peut que dévoiler, même la cécité des abysses. À en déduire par le verre qu'elle tenait en main, elle serait venue d'une autre table. Cependant, contrairement à moi, elle paraissait toute lucide. J'étais donc libre de penser qu'avant de venir, elle avait pris le temps de bien me toiser.
 
Visiblement, elle s'intéressait à moi. Ce n'était pas le cas chez moi. Après tout, les belles filles en boite, il y en a toujours eu ; il n'y a rien de nouveau à cela. Mais moi, je n'avais pas besoin d'une conquête de plus, cette nuit. L'idée d'un coup d'un soir non plus ne m'enchantait guère. J'avais pris ma bouteille, et en une seule traite, j'avais vidé le restant du contenu. Sans lui accordé un regard, j'avais pris le chemin des toilettes, avec en tête le projet de rentrer, après que je me serais soulagé, comme ma dose était atteinte.
 
Ma vessie vidée, j'avais quitté l'urinoir. Après quelques pas, je m'étais stoppé, net, telle une roue après qu'on y a glissé un bâton : elle m'attendait, dans le couloir des toilettes, aussi splendide que têtue. En face de moi, se tenait Kelou Bitaldiguel sortie de l'au-delà, mais enveloppée dans une version qui est un savant mélange de tout. Svelte, sa chevelure lui caresse le dos, son teint est d'un noir ébène, la minceur de ses lèvres et la finesse de son nez rappellent la fille peule, à califourchon sur le dos de son dromadaire, au large du Sahara : une rose en plein milieu d'un vaste désert.
 
Elle était restée, tête baissée. Et je m'étais approché d'elle, d'un pas hésitant. Je l'avais saisie par les épaules, et lentement, elle avait soulevé la tête. Au fur et à mesure que je découvrais le bleu cristallin de ses yeux, je m'y noyais, comme Titanic, ce géant des mers, dans l'océan Atlantique. J'étais resté interdit devant elle, une minute entière, sans exprimer un traître mot.
 
Salut ! lui avais-je fait entendre. En guise de réponse, elle avait esquissé un sourire, me montrant des dents d'une blancheur immaculée. Sur le coup, j'étais moins sous l'effet de l'alcool que sous le charme de sa splendeur. Pour dire vrai, je n'étais plus qu'un naufragé.
 
- Tout va bien ? m'interrogeait-elle. - Bien sûr. Je vais très bien.
- Je dirais le contraire, si je m'en tiens à la tête que tu faisais tout à l'heure.
- C'est vrai, j'étais préoccupé. Mais t'inquiète, je suis un dur à cuir, je ne vais pas m'ouvrir les veines. Juste quelques soucis au boulot, rien de grave.
 
Après ces mots, elle était restée un moment à me considérer, sans cligner des yeux. Lentement, de sa main gauche, elle me caressait la joue, alors qu'elle passait la droite sous ma nuque. Elle faisait tout cela sans me quitter des yeux. Ciel ! qu'était-il en train de m'arriver ? Mon corps avait frémi sous des milliers de caresses des femmes merveilleuses, mais jamais Venus en personne n'avait effleuré ma peau de ses doigts angéliques. J'étais dans une sorte de transe. Elle avait souri d'un coin des lèvres, et me laissait entendre : on dirait que tu as besoin qu'on s'occupe de toi.
 
Tétanisé, je continuais ma plongée dans les profondeurs marines. Le moindre geste de sa part me brûlait et me glaçait le corps, en même temps. Après un effort considérable, je m'étais décidé de lui répondre. Mais d'un mouvement rapide et sûr, elle avait laissé ma nuque pour poser son index en vertical sur ma bouche. Chuuuuu ! prolongé qui sortait de ses jolies lèvres arrondies m'anesthésiait. J'avais fermé les yeux pour mieux graver les moindres fibres de cet instant magique.
 
Quand j'avais rouvert les yeux, elle se tenait déjà sur la position de départ, toujours irrésistible.
 
-Suis-moi !
 
Et je l'avais suivie. Comment opposé un refus à l'invitation d'une créature pareille ? On avait marché, bras dessus, bras dessous, jusqu'à sa voiture. On était arrivés chez elle, vers 2h du matin. Une grande villa, dont l'éclat n'a d'égal que la beauté de sa propriétaire. Cette nuit, j'avais fait l'amour à une déesse. Ce n'était pas seulement une évidence : c'était un trophée, et sûrement une fenêtre qui s'ouvrait sur de nouvelles amours. D'aussi loin que je me souvienne, jamais mes transports n'avaient été aussi vifs que sous l'emprise de cette tigresse.
 
Dehors, les premières lueurs annonciatrices du jour commencent à poindre. Elle s'est levée pour écarter les rideaux des fenêtres vitrées qui donnent sur le fleuve Chari, parce que sa maison est située aux abords du fleuve-dit. Et depuis son lit, je peux voir, à travers ces fenêtres, l'horizon pourpré. Une merveille. Tout est beau et parfait que par moments je me crois en train de rêver. Dans mes bras, son corps nu contre le mien, elle me parle toujours. Ma main droite fourrage continûment dans sa chevelure. J'ai commencé par m'évader, absorbé par les rêveries. Sa belle voix commence aussi à devenir chantante, telles les berceuses immortelles des femmes d'Afrique. Je me suis assoupi.
 
Six heures passées, je me suis réveillé. Mais autour de moi, c'est le vide et le froid mordant de décembre. Aussitôt, j'ai refermé les yeux, pour tenter de me réveiller de ce cauchemar. Une minute entière que j'ai gardé les yeux fermés, espérant entendre la voix envoutante de l'étrangère. Mais le froid a continué de me mordre le corps nu. J'ai fini par rouvrir les yeux sur la dure réalité. Et je me suis levé de la tombe sur laquelle j'ai passé la nuit pour porter mes habits, accrochés à l'épitaphe.
 
J'ai emprunté, solitaire et sans une once de peur, les allées brumeuses des tombes blanches, en direction de la ville. Tout ce qu'il me reste de la belle étrangère, ou de la Mamiwata, pour dire les choses plus exactement, c'est l'odeur envoûtante de son parfum. Le parfum du mirage.
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