Le Parc

Elle se leva tôt ce matin-là. Après une toilette sommaire, elle enfila son survêtement et mit ses chaussures de jogging. D'ordinaire, en courant, les problèmes se dissolvaient à mesure que son pouls s'accélérait. Les soucis du moment devenaient dérisoires, supplantés qu'ils étaient par les sensations physiques de plaisir et de douleur mêlés. Le rythme de ses foulées martelant le macadam sur un tempo régulier, la route qu'elle avalait au fil des kilomètres, lui procuraient une certaine jouissance : jouissance de son corps qu'elle sentait fonctionner, plaisir de sentir l'air vif emplir ses poumons. Elle partit au petit trot pour réveiller progressivement sa musculature.

Pourquoi son fils ne lui ressemblait-il pas, figé dans son immobilité ? Tout mouvement était le résultat d'une lutte incessante, chaque pas une victoire sur l'inertie. Qu'avait-elle fait, elle, sa mère, pour qu'il soit comme cela ? Elle avait pourtant tout essayé... Son garçon resterait pour toujours au pays des enfants. Il ne grandirait pas, ni dans son corps ni dans sa tête. Il était figé dans un présent qui se répéterait indéfiniment. Il ne serait jamais un homme.
Un faux plat. Ralentir la foulée, baisser la tête, souffler plus lentement. Elle savait gré à l'institution du travail effectué avec son enfant, mais dans ses moments de lucidité, elle avait tendance à se décourager, se sentant peu soutenue par son mari qui se réfugiait dans son travail. Comment arrivait-elle à croire encore à une possible évolution ? Au moins, elle ne baissait pas les bras, elle ! Ils n'en parlaient pas - il évitait le sujet - mais à voir sa mine réjouie, en se forçant un peu, quand leur fils rapportait ses dessins  à la maison, son mari, à son air dépité, devait les considérer comme d'infâmes gribouillis.
Après deux kilomètres, elle prit la direction du parc. Le soleil commençait à cogner. Son tee-shirt collait à sa peau. Elle arriva à la grille, ralentit pour passer le portail et accéléra dès qu'elle l'eût franchi. Elle passa devant l'aire de jeux, obliqua sur sa gauche pour suivre le chemin bordé d'arbres qui s'étirait autour de l'étang.

Le plan d'eau brillait au soleil, les canards et les cygnes s'ébattaient non loin de là et quêtaient leur nourriture matinale. Soudain, un point de côté ralentit sa course. Elle eut beau appliquer son poing sur son flanc droit et appuyer fortement, la douleur ne céda pas, la contraignant à s'arrêter net. Elle  se dirigea vers le bord de l'eau, s'allongea sur l'herbe. Au bout d'un moment, la douleur s'étant calmée, elle fit quelques assouplissements face à l'étendue liquide, puis par curiosité s'en approcha. Mettant sa main en visière, elle crut distinguer, sous la surface, des objets en mouvement. Elle s'accroupit, regarda encore et aperçut des poissons qui se faufilaient entre les quelques cailloux posés sur le fond vaseux.
Son mari savait  que sa femme emmenait leur fils, de temps à autre, au bord de cet étang, mais ne soupçonnait pas l'intensité des pensées morbides qui l'assaillaient parfois : une fin d'après-midi, alors qu'à l'issue de sa promenade le brouillard s'était levé soudainement, elle quitta le chemin et marcha dans l'herbe mouillée. Elle sentait l'humidité pénétrer ses chaussures. Cramponné à elle, son fils marchait toujours docilement, indifférent à l'atmosphère ambiante. Elle s'immobilisa à deux mètres du bord. La surface de l'eau était plate. Les silhouettes fantomatiques de deux cygnes
passèrent devant elle. Ils glissaient sur la surface sans faire le moindre bruit ni la moindre vague.
Elle s'approcha un peu plus, entraînant son enfant. Elle s'arrêta net quand elle sentit son pied glisser sur le sol spongieux. Elle se pencha en cherchant à distinguer son image. L'eau ne reflétait rien : elle était grise, et en voulant percer son épaisseur, on n'y voyait que du noir. La brume empêchait tout miroitement, la lumière y était comme absorbée. En relevant la tête, elle s'aperçut que les cygnes
avaient disparu. Une envie d'en finir s'empara d'elle : se laisser aller, marcher avec son fils à la recherche des cygnes, s'enfoncer progressivement dans l'eau et la laisser monter jusqu'à la taille, continuer à avancer dans le liquide ouaté qui absorbe les bruits et les couleurs ? Seule l'odeur subsisterait, une odeur de feuilles de terre et de marais, l'odeur des choses qui se défont et se reforment après une lente gestation. Elle aurait la main de son fils dans la sienne. L'eau atteindrait bientôt sa poitrine puis son cou... Ses cheveux commenceraient à flotter, telles des algues familières... Son fils se mit à éternuer. Elle recula, serra la main de son rejeton encore plus fort pour rebrousser chemin. Elle avait froid aux pieds et pressa le pas pour rejoindre le sentier. Arrivée au
portail, elle se retourna ; seul le chemin était visible. L'aire de jeux, désertée, lui semblait inutile, et les bancs disposés à intervalles réguliers semblaient attendre d'improbables promeneurs. Elle poussa le portail, entraîna son fils de l'autre côté, puis le referma rapidement. Les gonds grincèrent dans
l'obscurité.

Elle se rendit compte que l'eau lui renvoyait son image, ainsi que celles des arbres situés derrière elle. Des feuilles et quelques brindilles amenées par l'onde troublèrent momentanément la surface de l'eau. Elle se retrouva toute bête d'un seul coup et se redressa. Des frissons parcoururent son
corps. Il était temps de repartir. Le froid qu'elle ressentait sur la nuque, la raideur de ses articulations, ajoutés à son point de côté la mirent de mauvaise humeur. Les ruminations qui lui étaient venues n'étaient pas étrangères à cela : après quoi courait-elle donc ? Pourquoi son homme ne l'accompagnait-il pas dans son jogging ? Pourquoi leur fils ne faisait-il pas de vélo ? Il aurait pu ainsi les suivre, ou même les devancer... Mais non, quand ils se promenaient avec lui, c'était toujours doucement, à petits pas, comme des petits vieux. Ah ! Ils formaient un sacré trio ! Son époux ne supportait pas le train de sénateur que leur imposait leur fils ; pourtant, quand il le voulait, il avançait bien sans qu'on le tienne, alors pourquoi, quand ils étaient ensemble faisait-il exprès de trébucher et de se laisser tirer ? Les promenades dominicales, bien que rituelles, étaient éprouvantes. Elle les souhaitait autant pour le gamin que pour eux-mêmes. Elle  voulait, en s'exposant ainsi en public, relever le défi, affronter les regards compatissants ou désapprobateurs qui se détournaient sur leur passage, affronter aussi les rires et les questions des enfants adressés à leurs parents. Elle  marchait la tête haute, en regardant droit devant elle, serrant fortement la main de leur fils quand elle le sentait fléchir. Lorsqu'un quidam regardait avec trop d'insistance leur trio, elle quêtait un sourire d'encouragement. Si l'expression lui semblait hostile, elle fusillait le malotru du regard jusqu'à ce qu'il baisse les yeux et détourne la tête, ce qui se passait le plus souvent sans qu'elle ait à insister. Ce genre de situation l'éprouvait, elle sentait son cœur s 'emballer. Lui, gardait les yeux baissés s'adressant à son fils d'une manière qui se voulait naturelle, n'ayant qu'une hâte pourtant, cela se sentait,  s'extirper de cet endroit.

Malgré la douleur lancinante, elle  accéléra. elle voulait se faire mal, courir et courir encore pour ne plus penser. Les cygnes, le lac, le paysage lui devenaient odieux. Vite, rentrer et se faire couler un bain bien chaud, laisser son corps livré à l'élément liquide et sentir les douleurs s'effacer. Elle  mettrait un gant gorgé d'eau sur son visage, appuierait dessus et sentirait l'eau ruisseler sur sa face. Ne plus rien voir, ne plus penser. Quand elle se glisserait dans son lit, le soir venu, le corps endolori d'une saine fatigue, elle souhaiterait ardemment que le sommeil lui tombe dessus, sans crier gare ; un sommeil de plomb qui l'emmènerait au pays des poissons où l'eau est claire, et où le soleil fait briller les cailloux.