Le monde d'après

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Le ton sonne juste, le récit est rythmé et les personnages amusants ! Cet instant de drague tout à fait charmant, relaté avec fraîcheu

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Nouvelles - Littérature Générale

Ne pas se dire qu'on a aucune chance. Ne pas se dire que ça n'arrive que dans les films. Prendre son courage à deux mains. Aller lui parler. Lui demander ce qu'elle fait dans la vie. Est-ce qu'elle aime la littérature, le cinéma, la peinture ? Est-ce qu'elle joue au scrabble ? Non, pas le scrabble, oublie. Elle va te prendre pour un tordu. Le yoga, alors, c'est bien ça. Ça passe partout. La position du chien tête en l'air, tout ça, tout ça... t'y connais rien, mais ça fera bien la blague. Il est pas plutôt tête en bas, le chien ?
Bref. J'abandonne provisoirement mes amis (nous sommes installés à une table à côté du billard, au fond du bar « Le chat assoiffé ») et je marche à une vitesse anormalement élevée, pour masquer ma timidité et m'empêcher de faire demi-tour avant d'avoir atteint le comptoir où la jeune femme, que j'ai repérée il y a une heure déjà, est assise à côté de son amie. C'est une belle brune, avec un regard pétillant et un sourire enjôleur, ça clignote dans ses yeux comme les néons sur la devanture des théâtres, en plus de ça elle porte un débardeur (j'adore les débardeurs) avec un motif très mignon mais pas si innocent, des cerises sur un fond blanc. Son amie est absorbée par sa discussion avec le barman, ou peut-être qu'elle est juste absorbée par le barman, en tout cas c'est le moment où jamais. C'est l'instant où tu rentres dans la surface de réparation et tu nettoies la lucarne. Sois percutant.
— Salut.
— Salut. 
— Je m'appelle Thomas. 
— Moi, c'est Laetitia. 
— Tu viens souvent ici ? 
On avait dit percutant. Pas dragueur relou avec des dialogues de sitcom. Ressaisis-toi, mon pote.
— Ben, ça vient de rouvrir... Mais oui, je venais avant. 
— Ah oui, suis-je bête, dis-je (en le pensant très fort). Quelle poisse ce Coronavirus... 
— J'espère que c'est vraiment fini, cette fois. 
— Oh, ce ne sera jamais vraiment fini, de toute façon... 
— Hum... Oui, c'est ce qu'on dit à la télévision. 
— Et sinon, tu fais quoi dans la vie ? 
— Je travaille aux pompes funèbres. 
— Ah... 
C'est tout ce que tu trouves à dire.
— Tu dois avoir beaucoup de boulot... Enfin, je veux dire, ça a dû être dur pendant, euh, la crise sanitaire. 
Elle hoche gravement la tête :
— Ma grand-mère est morte.
— Je suis vraiment désolé. 
— Il n'y a pas de quoi. Tu aurais vu ta tête... Je suis avocate en droit des affaires et ma grand-mère se porte à merveille, elle a passé le confinement à jouer au scrabble sur internet avec ses amis... et avec moi. Je sais, c'est un truc de vieux. Et toi, qu'est-ce que tu étudies ? 
— Je suis en Master d'édition et d'audiovisuel à la Sorbonne. 
J'insiste sur le mot « master » qui me donne l'illusion de réduire légèrement l'écart d'âge – elle ne doit pas avoir plus de 35 ans quand même, ou alors elle les cache bien – et sur « Sorbonne » qui dans l'imaginaire populaire, et aussi discutable que puisse être cette croyance, est généralement un gage d'intelligence et de réussite future.
Elle hoche légèrement la tête. J'ajoute (je me sens le besoin d'ajouter) que j'ai déjà été publié dans une maison d'édition et que je fais des concours d'éloquence, d'ailleurs j'en ai gagné plusieurs.
— Intéressant.
Ce besoin perpétuel de se mettre en valeur... T'as vraiment rien compris aux femmes, mon pote. Non seulement, ça ne l'impressionne pas mais en plus, malgré ta barbe bien fournie, elle a tout de suite pigé que c'était papa et maman qui finançaient le logement. Et les courses.
— Du coup, tu comptes m'offrir un verre ou ça se passe comment ? 
Un verre ? Mais bien sûr que je lui offre un verre ! Je lui en
offre deux, même, si elle veut. De toute façon, ce sera pour papa et maman.
Derrière le comptoir, le sosie de Timothée Chalamet interrompt sa discussion pour nous servir à boire. L'amie de Laetitia se tourne vers moi.
Il y a un mythe urbain qui veut que les jolies femmes, quand elles ont décidé de sortir dans un bar ou d'aller danser en boîte, choisissent quelqu'un de nettement moins attrayant pour les accompagner. Très souvent, et ce soir-ci ne fait pas exception, ça n'est pas un mythe.
Un autre mythe urbain qui n'en est pas tellement un est celui selon lequel il vaut mieux plaire à l'entourage de quelqu'un quand on espère aller plus loin avec cette personne. Je m'efforce donc de paraître à mon avantage et de compenser par ma verve et ma culture cet écart d'âge qui, je le sais, me portera tôt ou tard préjudice.
— Semmelweis a vraiment eu un destin tragique... 
— Semmel qui ? 
— Semmelweis. Le chirurgien. Ignace, de son prénom. Au milieu du 19e siècle, il avait compris avant tout le monde que si on se lavait les mains, on diminuerait par dix le nombre de décès pendant une opération, à cause des germes... 
— Les germes ? 
— Les microbes. Ses collègues ont refusé de le croire et l'ont fait interner en asile psychiatrique sous prétexte qu'il était fou. Mais lui il savait qu'il n'était pas fou, juste incompris, donc il se révoltait tout le temps, et il se faisait cogner par les infirmiers... 
— Ouïe... 
— Et un jour, ils l'ont cogné trop fort, les salauds, alors il est mort. Morale de l'histoire : faut jamais avoir raison trop tôt. 
Je bois une longue gorgée de bière, observant la réaction de mon auditoire. Laetitia semble légèrement amusée. Son amie, elle, paraît s'ennuyer ferme.
— Bon, bah moi, je vais rentrer. Bisous, ma chérie. 
— On va fumer ? me dit Laetitia. 
Nous sortons à l'air libre. Il est presque une heure du matin lorsque je lui propose de poursuivre la soirée chez moi. Mes amis sont partis depuis longtemps, ils ont salué Laetitia, et Petit Pierre, un camarade de fac, m'a envoyé un message de circonstance sur mon téléphone. J'ai tellement bu que je ne sais pas si je serai en mesure de bander mais elle me plait beaucoup, elle est belle, drôle, intelligente, et puis je ne l'ai pas fait depuis presque un an, mais elle doit se lever tôt le lendemain, me dit-elle, elle a des slides à finir, un PowerPoint à présenter... bref, je n'insiste pas. Je l'embrasse, mesurant l'étendue du vide que je ressentirai demain quand j'aurai dessoûlé, mon ordinateur en guise d'âme sœur. J'ai déjà presque fait mon deuil lorsqu'elle me demande mon numéro.
— Zéro six... subodore-t-elle, tapant sur le clavier. 
— Zéro sept. 
— Tu as quel âge, au fait ? 
— 22 ans et toi ? 
— Aucune importance. Zéro sept... ? 
— Zéro sept, quarante-deux, dix-huit, soixante-trois...
— Soixante-trois ou cinquante-trois ? 
— Je t'aurais donné moins que ça, mais si tu le dis. 
— Très drôle. Tu m'appelleras ? 
Je souris.
— Bien sûr. 
— Cool. On ira au cinéma. 
— C'est si urgent que ça, tes slides ? 
— C'est pour la semaine prochaine .
— D'ici là, ils auront trouvé une demi-douzaine de nouveaux variants, les bars auront fermé, les théâtres, les cinémas aussi, on pourra plus sortir de chez soi après dix-neuf heures, une météorite se sera écrasée sur Paris, les dinosaures auront fait leur come-back, Michel Sardou sera mort... 
— Toi, ça fait longtemps que tu n'as pas tiré un coup... 
— Toi aussi. 
— D'accord, mais d'abord on prend un dernier verre. Ça fait du bien de voir du monde... 
— OK. On boit un dernier verre et on fait un billard... 
— Besoin d'affûter sa queue ? 
— On boit un dernier verre, on fait un billard, et on finit sur le pont Alexandre trois à chanter du Jacques Brel. 
— Ou du Brassens. 
— Ou du Amel Bent. 
Elle me regarde perplexe.
— Ben quoi, c'est bien, Amel Bent... 
Et tandis qu'en chantant du Amel Bent, nous contemplons la lune, qui ne nous fait pas peur et que nous visons le poing levé, nous nous sentons lentement renaître.
Ne pas perdre espoir. Ne pas se plaindre. Ne pas se décourager. Rester optimiste. S'entretenir. Danser sous la pluie. C'est Sénèque qui a dit ça, non ?
— Tu penses vraiment que Michel Sardou va mourir ? 
— On meurt tous un jour. 
— Et les météorites ? 
Je hausse les épaules.
— Ce sont juste de gros cailloux...

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