Le Merdier

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Ce que je voudrais, ce que je voudrais vraiment, avant de mourir, c'est revoir mon visage.
Chaque fois qu'elle me rend visite, Philomène me demande si je veux quelque chose, mais cette génération est pressée, elle répond toute seule à sa question, avant que j'aie le temps d'ouvrir la bouche, elle dit : « Je sais ! Je vais t'apporter du raisin, c'est la saison, et puis on ne vous donne pas assez de fruits ici, qu'est-ce que tu as eu hier, déjà ? Une orange ? C'est bien, mais bon, ce n'est pas facile à manger, tu veux que je t'apporte un couteau ? Et puis, trop tard, pfft, évaporée, dix jours, quinze jours, qui sait, je suis censée savoir, mais voyons, Mamie, j'étais en vacances, tu sais bien. » Ou bien : « Je t'avais dit, mon déménagement, ou la petite qui a été malade, ou ce nouveau travail, voyons, Mamie, tu sais bien. »
Je ne sais rien. Elle reviendra. Mais elle n'apportera ni le raisin ni le couteau promis. À la place, ce sera autre chose dont elle s'imagine que j'ai besoin, une couverture, des vitamines, des gâteaux secs. Ma petite-fille est un tourbillon, les infirmières la trouvent gentille, moi elle me fatigue, elle parle trop et trop fort, et elle est toujours déjà repartie, et puis j'oublie chaque fois de lui dire ces simples mots : « Je voudrais revoir mon visage. »
J'ai passé tant d'heures à l'observer, et maintenant je vais mourir sans l'avoir revu.
Je passe mes doigts sur mes joues, je dessine le contour affaissé de ce qui fut, j'essaye de retrouver sous mes mains ce qui s'est altéré sans changer, ce qui me constitue, mais tout est noir et flou et insondable sans le regard, sans ces yeux qui ont vu tant de choses, de paysages et de gens, qui ont plongé dans tant d'autres regards pour finalement se noyer dans un seul, le tien.
Mes yeux de pluie quand tu étais loin de moi.
Mes yeux de sable lacérés par les doutes.
Mes yeux de lumière au lendemain de notre première nuit.
Mes yeux de vent au cœur de toutes mes fuites.
Mes yeux de cristal des moments trop heureux.
Mes yeux de charbon des luttes épuisées.
J'ai demandé à la petite infirmière brune, Yasmina, de m'apporter une glace. Elle est gentille, Yasmina, elle est aimable alors qu'elles ont tant à faire, elle m'a dit : « Patience, madame Leuwen, il y aura de la glace en dessert mardi ou mercredi, au chocolat avec un peu de chance. »
C'est « miroir » que j'aurais dû dire, bien sûr. J'ai cherché le mot, mais quand je l'ai retrouvé, elle était déjà repartie, elle est toujours si occupée. Le temps des gens n'est plus le mien, leurs minutes sont différentes, mes derniers jours se traînent dans l'ambivalence proche de ce temps inutile, déjà regretté, dans le courant d'air étonné des portes qui se referment, dans ce qui ne sera plus, demain, ce soir, très vite, ce « très vite » qui signifie aussi « dans peu de temps », mes heures se bousculent sur la ligne d'arrivée, dans une hâte innocente et superflue.
Avant de mourir, je voudrais me regarder finir de vivre, suivre au fond de mes yeux les traces de ces moments uniques, y lire une angoisse légère, et peut-être une révélation, le profil d'un autre paysage, une voile qui casse l'horizon, la silhouette des pertes partielles ou inconsolables qui ont jalonné ma route.
Ces dernières pages de ma vie, je voudrais à la fois les savourer et les passer, la fin je la connais, mais je ne devrais pas précipiter les choses, il faudrait que je les lise tout de même, pour être sûre de n'avoir rien manqué, être certaine qu'il n'y avait que cela, et tout cela.
S'il y a un endroit où je pourrais être rassurée, avoir la certitude de te retrouver quand je ne serai plus, quand j'aurai disparu de ce monde de vieux qui sent la soupe et le désinfectant, cet endroit, je sais que ce n'est que dans mon propre regard que je pourrai l'apercevoir.
Avant de mourir, je voudrais revoir mon regard, et t'y rejoindre.

* * *

J'arrête la camionnette devant l'Ehpad, et j'attends. Ah ! voilà Youwen, un brave petit gars, mais bon, y va pas plus loin qu'on le pousse, qu'est-ce qui m'a pris de le prendre comme apprenti ?
Youwen traîne des pieds et se gratte la tête, il va falloir expliquer au patron, ça va pas être de la tarte.
Il est sûrement encore allé se fourrer dans un merdier quelconque, ce n'était pourtant pas compliqué, vérifier les radiateurs, les purger, que de la routine.
Il monte lourdement dans la camionnette, se carre en soupirant au fond du siège.
— Salut, gamin. Alors ?
— Ben...
— Ben quoi ?
— Une drôle d'histoire, patron.
— Je l'aurais parié ! Tu es encore allé te fourrer dans un merdier !
— C'est pas ma faute !
— Bon, allez, on va pas s'énerver... Raconte.
— J'étais dans la chambre d'une vioque...
— Une personne âgée, putain ! Je t'ai déjà dit...
— Ouais, du coup, ben, je regardais avec le miroir sous le radiateur pour vérifier, quoi, comme tu m'as dit, et elle m'a dit si je pouvais lui prêter mon miroir...
— Ah ouais ?
— Et du coup, j'ai dit oui, et moi je devais encore purger les radiateurs de la salle à manger et je lui ai dit je repasse après reprendre le miroir.
— Et ?
— Bah, quand je suis revenu, y avait les meufs toutes super excitées, ça criait dans tous les sens, en fait la v... personne âgée avait carrément disparu !
— Elle était partie se balader ?
— Bah non, elle était vachement vieille et elle pouvait plus se lever ni rien. Et sur son lit, y avait juste mon miroir. Elle a genre vraiment disparu. Ils étaient fous les autres !
— Et t'as fait quoi ?
— Bah, je voulais pas d'emmerdes, alors je l'ai laissé là, le miroir, puis je suis sorti et je t'ai attendu.
— Bon, écoute, à partir de maintenant, tu fais gaffe à tes outils, OK ? Ça coûte cher, puis j'suis pas Crésus. Donc, tu t'arranges, tu ramènes tout en fin de journée, OK ?
— Ouais.
— Bon. Allez, on y va, c'est pas tout ça, j'ai faim, moi.

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