«Maître? Vous plaisantez? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître. » Répliquai-je avec une véhémence qui me laissa bouche bée. Un silence lourd et angoissant, qui ne présageait rien de bon s'installa lentement au sein de la petite assistance. En un instant, toute la peur qui me terrassait s'est envolée ; tout mon être se mettait à vibrer d'une sourde colère et je sentis naitre en moi une force confiante, que jusqu'ici je ne me connaissais pas. Je la regardai, elle me fixa. La fureur qui luisait dans ses yeux témoignait de son mécontentement. En effet, peu de gens avaient jusque-là, osé la défier.
Ce n'était pas elle ! Je le savais ! Elle revêtait d'une robe bleue azur, d'un foulard noué sur la taille en guise de ceinture et un autre noué sur la tête servait de coiffure. De grandes boucles pendant à ses oreilles la rendaient encore plus impressionnante. Pieds nus, un «coui» tenu fermement sur sa hanche, une force mystique semblait émaner d'elle. L'aura surnaturelle qui semblait l'entourer alourdissait le silence. Elle était sous l'emprise des loas.
_ Allez, salue Maître Dantor, m'intima une fille de l'assistance, brisant du même coup le silence qui nous enveloppait.
Ce petit monde captura mon attention : Ils étaient des dizaines, majoritairement des paysans qui, solidaires et fidèles à leurs croyances, se réunissent pour saluer le passage de leurs dieux : les loas. Cette tradition, venant de leurs ancêtres, a perpétué le long des siècles, perdure encore aujourd'hui, et n'est pas prêt de s'éteindre.
Les derniers rayons du soleil faisaient place au crépuscule ; quelques branches se mouvaient dans une dance coordonnée par le vent. C'était un mercredi après-midi, date butoir autour de laquelle tournait plus d'un mois d'organisation. Une grande tente dressée sur un « poteau du milieu », tel un champignon, hébergeait les festivités. Des rideaux, des fleurs, des étendards, des paillettes, des bougies appendus çà et là, le tout enjolivé par les rayons doux et apaisants d'un soleil d'après-midi, octroyaient à l' endroit un air de fête. Dans un coin sous la tente s'installait «l'orchestre» constitué de musiciens manœuvrant leurs tambours, tchatchas, bambous avec une habilité spectaculaire. Un groupe composé majoritairement de jeunes filles, tout de blanc vêtues « ceintures-foulards » noués autour de la taille, animait les festivités par leurs voix et leurs pas, avec une hardiesse surnaturelle. Au milieu se dressait une table garnie de mets de toutes les saveurs et de toutes les couleurs, des plus frugaux aux plus robustes variés suivant les goûts de chaque loas, car oui, les esprits sont capricieux ! Maïs, riz, fruits, miel, pain et chair d'animaux sains sont des exigences auxquelles le dur labeur des villageois devait se soumettre. Tout ce petit besogne devait plaire aux esprits, afin d'obtenir leurs faveurs, et surtout leurs approbations, pour ne pas, le cas contraire, s'attirer leurs foudres, qui peuvent s'avérer fatales. Donc les pauvres villageois n'ont pas ménagé leurs économies, leurs réserves de vivres pour plaire à leurs maîtres.
Pouvait-on leur en vouloir ? Je me suis mis en retrait, sous un arbrisseau au feuillage foisonnant éloigné de la tente. Je préférais ne pas me prêter à tout ce tintamarre, qui à mon avis de garçon de 14 ans, ne s'apparente que trop à de l'asservissement. Bénéficient-ils vraiment des bienfaits de leurs dieux en contrepartie ? Peut-être le saurai-je, peut-être pas. En tout cas, depuis des années que je participe à cette cérémonie contre mon gré, je me suis toujours réveillé en espérant découvrir un jour nouveau, un changement, n'importe quoi qui puisse se démarquer de la routine quotidienne des paysans, mais non, rien ne s'est jamais produit.
Soudain, un hurlement retentit sous la tente, coupant court au remue-ménage qui y sévissait. Le cri, tel un vagissement, retentit à nouveau, capturant toute l'attention. Je m'approchai pour pouvoir mieux cerner cet épisode soudain qui brisa mon petit moment de recueillement. Une masse humaine, en plein sol, visiblement source du hurlement, se leva brusquement, et se prêta à une série de mouvements désordonnés : elle virevolte, vacille, ondule le corps, élève les membres, tombe, gigote, et se relève...
Les premiers battements des tambours résonnent, l'orchestre s'active, les jeunes filles se mettent à chanter et danser.
_«Maître Dantor est dans la maison ». Ou plutôt maitresse Dantor, la négresse amazonienne ! Déesse de la guerre ! ».
Et son temple n'était autre que le corps de ma mère.
La possédée se dirigea d'un pas hystérique sous un grand flamboyant à proximité de la tente dont les feuillages projetaient un frais ombrage. Cet arbre imposant était décoré d'ornements blancs et indigo, et, un sabre à manche blanche s'implantait dans son écorce rugueuse. Tout cet attirail constituait le reposoir de la maitresse, quand le vacarme des humains ne vienne perturber sa sérénité. Une fois sous le flamboyant, la possédée se livra dans une cascade de déhanchement voluptueux, se rythmant harmonieusement avec le roulement des tambours, en emportant le petit monde avec elle. Pim, pim, pap, pim, pim, pap! Elle poursuit son spectacle en récitant cette fois ci une litanie d'incantations, constituée de vocables indéchiffrables, les uns plus étranges que les autres.
_ « Apportez à manger à la maîtresse» !
C'est sans doute l'un des trucs qui me perturbent le plus lors de ces cérémonies. Pourquoi les loas consomment-ils au rassasiement, à l'instar des humains? Le repas était constitué de riz au petit pois, de porcs braisés le tout servi sur des assiettes en feuilles de bananier, accompagné de tafia et d'une jeune truie noire en sacrifice. Une fois ressourcée, la déesse est prête pour le protocole salutaire réservé strictement aux dieux.
_ « Salut maître Dantor!»
_ «Hamwalaye mon garçon »
Un par un, les villageois honoraient l'étiquette avec crainte et zèle, au risque de goûter, le cas échéant, au goût fade des châtiments.
Tout de suite après, celle qui était ma mère quelques minutes plus tôt, tourna lentement sa tête dans ma direction.
_ Vas saluer maître Dantor! M'ordonna mon père d'une voix menaçante, en se détachant de la foule.
Je l'ai déjà fait, plusieurs fois dans les années passées, mais sur le moment, je ne voulais pas. Je ne voulais plus appeler maître un dieu au corps humain.
_ Noon !
J'ai pris mes jambes à mon cou, mais à peine ai-je fais quelques pas que je me suis senti flotter dans les airs : la secte entier m'a rattrapé.
_ Prends ça : Plèch! Baw ! Les coups et les insultes pleuvaient.
_ Comment oses-tu manquer de respects à maître Dantor ?
_ Salue maître Dantor !
J'étais ramené de force aux pieds de «maîtresse Dantor».
_Nooon! Hurlai-je de toutes mes forces. Maître? Vous plaisantez? Vous pouvez me cogner comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître.
Le regard impassible de la possédée changea lentement, et j'ai cru y déceler une lueur scintillante de bienveillance.
_mère?
_mon fils?
Elle semblait comprendre ce qui lui était arrivée.
_vous l'avez honoré ? Questionna-t-elle à la foule, Tu l'as salué fils, s'inquiéta-t-elle. Elle s'inquiéta pour les loas!
L'élan que j'ai éprouvé envers-t-elle s'envola aussitôt.
_Il a refusé ! Il a tenu tête aux loas, rétorqua mon père.
La tête ébahie de ma mère m'a violemment surpris.
_Tu as refusé d'honorer les esprits? Ils te poursuivront, mon fils, ils déverseront sur toi leurs châtiments. Oui, toi et ton futur gouterez à la colère des loas. « Maudit sois tu, mon fils ».
Du coup, je tremblais sur mes jambes, me remémorant de ce qui vient de se passer, en regardant le petit groupe regagner la grande tente. Devrais-je m'inquiéter ? En tout cas, le premier maux semblait s'être déjà abattu sur moi : ils ont réussi à monter toute ma famille contre moi...
Ce n'était pas elle ! Je le savais ! Elle revêtait d'une robe bleue azur, d'un foulard noué sur la taille en guise de ceinture et un autre noué sur la tête servait de coiffure. De grandes boucles pendant à ses oreilles la rendaient encore plus impressionnante. Pieds nus, un «coui» tenu fermement sur sa hanche, une force mystique semblait émaner d'elle. L'aura surnaturelle qui semblait l'entourer alourdissait le silence. Elle était sous l'emprise des loas.
_ Allez, salue Maître Dantor, m'intima une fille de l'assistance, brisant du même coup le silence qui nous enveloppait.
Ce petit monde captura mon attention : Ils étaient des dizaines, majoritairement des paysans qui, solidaires et fidèles à leurs croyances, se réunissent pour saluer le passage de leurs dieux : les loas. Cette tradition, venant de leurs ancêtres, a perpétué le long des siècles, perdure encore aujourd'hui, et n'est pas prêt de s'éteindre.
Les derniers rayons du soleil faisaient place au crépuscule ; quelques branches se mouvaient dans une dance coordonnée par le vent. C'était un mercredi après-midi, date butoir autour de laquelle tournait plus d'un mois d'organisation. Une grande tente dressée sur un « poteau du milieu », tel un champignon, hébergeait les festivités. Des rideaux, des fleurs, des étendards, des paillettes, des bougies appendus çà et là, le tout enjolivé par les rayons doux et apaisants d'un soleil d'après-midi, octroyaient à l' endroit un air de fête. Dans un coin sous la tente s'installait «l'orchestre» constitué de musiciens manœuvrant leurs tambours, tchatchas, bambous avec une habilité spectaculaire. Un groupe composé majoritairement de jeunes filles, tout de blanc vêtues « ceintures-foulards » noués autour de la taille, animait les festivités par leurs voix et leurs pas, avec une hardiesse surnaturelle. Au milieu se dressait une table garnie de mets de toutes les saveurs et de toutes les couleurs, des plus frugaux aux plus robustes variés suivant les goûts de chaque loas, car oui, les esprits sont capricieux ! Maïs, riz, fruits, miel, pain et chair d'animaux sains sont des exigences auxquelles le dur labeur des villageois devait se soumettre. Tout ce petit besogne devait plaire aux esprits, afin d'obtenir leurs faveurs, et surtout leurs approbations, pour ne pas, le cas contraire, s'attirer leurs foudres, qui peuvent s'avérer fatales. Donc les pauvres villageois n'ont pas ménagé leurs économies, leurs réserves de vivres pour plaire à leurs maîtres.
Pouvait-on leur en vouloir ? Je me suis mis en retrait, sous un arbrisseau au feuillage foisonnant éloigné de la tente. Je préférais ne pas me prêter à tout ce tintamarre, qui à mon avis de garçon de 14 ans, ne s'apparente que trop à de l'asservissement. Bénéficient-ils vraiment des bienfaits de leurs dieux en contrepartie ? Peut-être le saurai-je, peut-être pas. En tout cas, depuis des années que je participe à cette cérémonie contre mon gré, je me suis toujours réveillé en espérant découvrir un jour nouveau, un changement, n'importe quoi qui puisse se démarquer de la routine quotidienne des paysans, mais non, rien ne s'est jamais produit.
Soudain, un hurlement retentit sous la tente, coupant court au remue-ménage qui y sévissait. Le cri, tel un vagissement, retentit à nouveau, capturant toute l'attention. Je m'approchai pour pouvoir mieux cerner cet épisode soudain qui brisa mon petit moment de recueillement. Une masse humaine, en plein sol, visiblement source du hurlement, se leva brusquement, et se prêta à une série de mouvements désordonnés : elle virevolte, vacille, ondule le corps, élève les membres, tombe, gigote, et se relève...
Les premiers battements des tambours résonnent, l'orchestre s'active, les jeunes filles se mettent à chanter et danser.
_«Maître Dantor est dans la maison ». Ou plutôt maitresse Dantor, la négresse amazonienne ! Déesse de la guerre ! ».
Et son temple n'était autre que le corps de ma mère.
La possédée se dirigea d'un pas hystérique sous un grand flamboyant à proximité de la tente dont les feuillages projetaient un frais ombrage. Cet arbre imposant était décoré d'ornements blancs et indigo, et, un sabre à manche blanche s'implantait dans son écorce rugueuse. Tout cet attirail constituait le reposoir de la maitresse, quand le vacarme des humains ne vienne perturber sa sérénité. Une fois sous le flamboyant, la possédée se livra dans une cascade de déhanchement voluptueux, se rythmant harmonieusement avec le roulement des tambours, en emportant le petit monde avec elle. Pim, pim, pap, pim, pim, pap! Elle poursuit son spectacle en récitant cette fois ci une litanie d'incantations, constituée de vocables indéchiffrables, les uns plus étranges que les autres.
_ « Apportez à manger à la maîtresse» !
C'est sans doute l'un des trucs qui me perturbent le plus lors de ces cérémonies. Pourquoi les loas consomment-ils au rassasiement, à l'instar des humains? Le repas était constitué de riz au petit pois, de porcs braisés le tout servi sur des assiettes en feuilles de bananier, accompagné de tafia et d'une jeune truie noire en sacrifice. Une fois ressourcée, la déesse est prête pour le protocole salutaire réservé strictement aux dieux.
_ « Salut maître Dantor!»
_ «Hamwalaye mon garçon »
Un par un, les villageois honoraient l'étiquette avec crainte et zèle, au risque de goûter, le cas échéant, au goût fade des châtiments.
Tout de suite après, celle qui était ma mère quelques minutes plus tôt, tourna lentement sa tête dans ma direction.
_ Vas saluer maître Dantor! M'ordonna mon père d'une voix menaçante, en se détachant de la foule.
Je l'ai déjà fait, plusieurs fois dans les années passées, mais sur le moment, je ne voulais pas. Je ne voulais plus appeler maître un dieu au corps humain.
_ Noon !
J'ai pris mes jambes à mon cou, mais à peine ai-je fais quelques pas que je me suis senti flotter dans les airs : la secte entier m'a rattrapé.
_ Prends ça : Plèch! Baw ! Les coups et les insultes pleuvaient.
_ Comment oses-tu manquer de respects à maître Dantor ?
_ Salue maître Dantor !
J'étais ramené de force aux pieds de «maîtresse Dantor».
_Nooon! Hurlai-je de toutes mes forces. Maître? Vous plaisantez? Vous pouvez me cogner comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître.
Le regard impassible de la possédée changea lentement, et j'ai cru y déceler une lueur scintillante de bienveillance.
_mère?
_mon fils?
Elle semblait comprendre ce qui lui était arrivée.
_vous l'avez honoré ? Questionna-t-elle à la foule, Tu l'as salué fils, s'inquiéta-t-elle. Elle s'inquiéta pour les loas!
L'élan que j'ai éprouvé envers-t-elle s'envola aussitôt.
_Il a refusé ! Il a tenu tête aux loas, rétorqua mon père.
La tête ébahie de ma mère m'a violemment surpris.
_Tu as refusé d'honorer les esprits? Ils te poursuivront, mon fils, ils déverseront sur toi leurs châtiments. Oui, toi et ton futur gouterez à la colère des loas. « Maudit sois tu, mon fils ».
Du coup, je tremblais sur mes jambes, me remémorant de ce qui vient de se passer, en regardant le petit groupe regagner la grande tente. Devrais-je m'inquiéter ? En tout cas, le premier maux semblait s'être déjà abattu sur moi : ils ont réussi à monter toute ma famille contre moi...