Le mariage de mon frère

La nuit a été agitée. Je n’ai dormi que par intermittence. La douce évasion du sommeil interrompue par l’acre réalité. Il est huit heures. La lumière du jour perce mes paupières, rideaux trop fins. Je quitte ma couche. A peine éveillé et ils me manquent déjà. Moi, médecin reconnu par toute ma ville et homme influent de mon quartier j’ai finalement un talon d’Achille, ma famille.

Je me lève, un peu à reculons. Ce qui n’est pas facile, je manque de peu de tomber. Sans douche ni déjeuner, je décide de sortir pour aller les retrouver. C’est une journée importante, mon petit frère se marie.

A peine à l’extérieur, mon corps se contracte et ma respiration se suspend dans un spasme brutal, comme quand on saute dans l’eau trop froide d’un lac. Le vent glacial m’a percuté. Mon t-shirt mince ne me protège presque pas. Ma stupeur me gèle encore plus l’échine. Mais quel froid ! Je n’ai jamais vu ça ! Désemparé, je décide de m’activer pour me réchauffer. Je dois les retrouver. Je me réchaufferai après. A pas rapides je remonte la grande rue. Après quelques croisements mes yeux se plissent, mes jambes se raidissent et mon corps tout entier ralenti. Mon regard s’agite alors. Sautant d’immeuble en immeuble, courant le long des voitures et des magasins et défiant l’horizon, mes yeux me crient l’évident. Je ne reconnais rien. Ni l’endroit, ni la forme des immeubles, ni la couleur du ciel, encore moins l’odeur de l’air.

Je lève les yeux. Le vent me gifle. Je balaye alors du regard les panneaux de signalisation, les écriteaux des rues ou les enseignes des échoppes à la recherche de la moindre information. En vain. Je me précipite sous un de ces panneaux qui marque l’angle d’une rue. Arrivé en dessous je relève la tête. Il me domine de toute sa froideur. Mes yeux et ma bouche grands ouverts je le fixe. J’ai sans doute l’air sacrément bête. Moi lorgnant ce panneau trop haut pour moi et incompréhensible, tel un enfant regardant son père en train de le sermonner avec des mots trop compliqués. Cette écriture, celle du panneau, m’est complément inconnue. Elle est informe. Bien trop droite, trop austère, sans folie. Je ne la comprends pas. Je commence à perdre espoir. Mais aujourd’hui est un jour important. Mon frère se marie. Il faut que je les retrouve.

Je décide alors de demander mon chemin. Pendant plusieurs minutes je passe de trottoir en trottoir, à la recherche de chalands. Attiré par la moindre veste ou le moindre chapeau en mouvement. Mais les passants ne me regardent pas. Et quand ils me regardent, ils ne me reconnaissent pas. Quand je les hèle, quand je leur fais signe, ils enfoncent encore un peu plus leurs oreilles dans leurs manteaux chauds et douillets pour me laisser davantage seul dans cette réalité glacée.

Un badaud finit par s’arrêter. Un inconnu. Je lui demande mon chemin. Il n’a aucune réaction. Je répète. Il ne me comprend toujours pas. A son tour il tente une tirade. Je ne le comprends pas non plus. Nos mots se perdent dans le grondement du vent. Après deux minutes pathétiques d’échanges laborieux, nous repartons tous les deux, un peu gênés, chacun dans notre direction.

Hors de moi, je m’arrête après quelques mètres. Montrant le poing aux nues qui commencent à se déchaîner, je m’écrie. « Moi, médecin et homme influent de mon quartier ! Comment n’arrive-je donc même pas à trouver mon chemin ! » Ma bouche tremble de froid, ou de colère je ne sais plus. J’imagine déjà mon frère, attendant un signe de moi, déçu, pensant que son aîné l’a oublié.

C’est alors que je reconnais enfin un symbole. Celui que je cherche depuis le début. Je me précipite en direction du magasin et m’y engouffre. La porte se referme derrière moi mais l’air reste toujours aussi glacial. Je me dirige vers le gérant. Il regarde la TV qui semble gueuler des obscénités.

Je tousse pour attirer son attention. Je n’ai pas à me forcer. J’ai sans doute pris froid car j’enchaine sur une quinte de toux. Le gérant se présente devant moi, bougon. Je n’ai pas la force d’essayer de lui parler. Je lui montre alors la cabine téléphonique qui pend dans le fond du magasin. Il acquiesce. Je cherche alors dans mes poches pour trouver quelques billets à lui donner mais mes doigts ne se heurtent qu’à du métal froid. Dépité, je sors les quelques pièces et les donne au gérant. Celui-ci me montre le chiffre « 2 » avec ses doigts pour me dire sans doute que j’ai droit à 2 minutes d’appel. Le même signe que je faisais pour faire des oreilles de lapin à mon frère quand, petit, je voulais le faire rire. D’ailleurs je ne sais pas quelle heure il est mais je dois me dépêcher. C’est un jour important aujourd’hui, mon petit frère se marie.

Je me précipite alors au fond du magasin. Je décroche le combiné et fais le numéro que je connais par cœur. Ça sonne. Ce bip harmonieux résonne à mon oreille comme une première saveur de chez moi. A la deuxième tonalité, la voix chaude de mon frère résonne dans l’appareil : « Allô ? » Je ne réponds pas. L’émotion a broyé ma gorge. Il faudrait que je la déchire pour réussir à sortir un son sans pleurer. Je tente de récupérer une respiration moins saccadée. Mais la voix familière de mon frère me reprécipite dans ma fragilité « Allo ? C’est toi Mohamed ? ». Je me mets à pleurer.
« Bonjour mon frère ! » Dis-je entre deux sanglots. « Alors c’est le grand jour aujourd’hui ? Je te vois déjà tout beau dans ton costume blanc ! » Dis-je en reprenant de la contenance. « Oh Mohamed c’est toi ! Quel bonheur ! Attends ! Je vais chercher maman ! ». « Non attends » répondis-je. Mais un bruit sourd, celui du combiné qui retombe, me coupe la parole.

Les secondes passent. J’entends à travers le combiné posé, le bruit de la vie que je connais. Celle du Soudan. Les oiseaux, le bruit de la maison de famille et des cris des petits enfants dans la cour au loin. Je ressens même le son du soleil qui frappe sur la toiture. Je me sens revivre. Je suis chez moi.

Mais le temps s’écoule et mon frère ne revient pas. Le bruit de ma maison d’enfance se coupe soudain et le bip affreux du combiné résonne à mon oreille. Je me retrouve seul de nouveau. Dans ce t-shirt trop fin, dans ce magasin tenu par un inconnu, situé dans la rue froide d’une ville et d’un pays auxquelles je n’appartiendrai jamais. Je me retrouve seul de nouveau, orphelin, et je me surprends à sonder le fond de ma poche de ma main glacée qui sait d’avance qu’elle ne trouvera plus rien.

FIN.