Le marabout

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Enfin, je réglais ma dette ! Je fourrageais dans mon sac pour y trouver la précieuse enveloppe, soigneusement scellée, consciencieusement enfouie tout au fond, anxieusement vérifiée toutes les cinq minutes lors du trajet. Je pouvais rendre à Julie la somme qu'elle m'avait prêtée quelques mois plus tôt. Alors que je lui tendais son dû, elle eut un mouvement de dégoût.
— Beurk ! T'as pas plus moche ?
Mon amie regardait de travers le porte-clefs qui était accroché à mon sac. L'objet représentait de manière assez difforme un animal, peut-être un chaton, ou bien un castor ? Il était fait d'une peluche élimée d'une couleur entre l'orange et le rose, et la bourre dont il était garni émettait un bruit de craquement quand on le manipulait. Je le caressai avec tendresse, provoquant la moue de Julie.
— C'est ce qui m'a sauvée, alors tu peux lui dire merci !
J'étais bonne pour tout lui raconter. Effectivement, c'était assez loufoque. Mais quand on est au fond du trou, qu'on ne sait plus comment s'en sortir, certaines actions, qui paraîtraient inconcevables alors qu'on est en pleine possession de ses moyens, nous apparaissent parfois tout à fait sensées. Ce fut le cas pour moi, de cette rencontre avec le marabout.
Comprenez-moi, je ne suis habituellement pas fervente des solutions alternatives, surtout quand celles-ci incluent une plus ou moins grande part de magie et d'ésotérisme. Mais j'étais vraiment, vraiment, au bout du rouleau.
 
Tout a commencé par la douloureuse rupture. Bérenger se plaignait de plus en plus de me voir de moins en moins. Il avait raison. Ma boîte allait mal, il fallait que je redresse la barre, que je cravache, bref, je passais mes journées, et parfois de longues heures de la nuit, à bosser à ma petite auto-entreprise. J'étais certaine que ça pouvait reprendre, que les affaires allaient décoller, que j'allais enfin renflouer les caisses. J'envoyais des messages à tout mon réseau, je démarchais les clients, je dépensais de l'argent en déplacements, en publicité, en assistance à la comptabilité et toutes ces choses qui font miroiter un mieux qui n'arriva jamais. Bérenger, lassé d'attendre que je m'intéresse à lui, s'en alla. J'étais désemparée. Vidée. Et incapable de poursuivre. Peu de temps après, ma petite boîte fit faillite. Je dus mobiliser toutes les ressources possibles, faire appel à des prêts, remplir des centaines de dossiers pour ne pas me retrouver sans le sou.
Et sans le sou, je me retrouvais. Avec un solde bancaire négatif, j'étais en retard pour payer mon loyer.
C'est ainsi qu'après des jours de tergiversations, j'ai fini par ravaler ma honte et solliciter ma meilleure amie, Julie. En lui promettant de la rembourser dès que possible. À ce moment-là, je croyais vraiment pouvoir me renflouer assez vite.
Pour couronner le tout, l'hiver vint. Afin de faire des économies, je grelottais jour et nuit dans mon petit appartement sans chauffage ; et bien sûr, ce fut la dernière touche qui me sapa.
À force de me tenir crispée, je me retrouvais avec le dos coincé. Après plusieurs jours sans pouvoir sortir, j'avais fini par manger toutes mes réserves. Je sortis à la recherche d'un commerce qui me vendrait de quoi remplir mon ventre gargouillant. Malheur ! L'épicerie du coin était fermée ! Plongée dans un état second par la douleur et la faim tenace, je faillis m'effondrer. Rassemblant les dernières miettes de courage que j'avais, je tournai les talons pour partir à la recherche d'une autre épicerie... et glissai sur un papier pour me retrouver au sol. Les larmes jaillirent toutes seules. Je sanglotais silencieusement, apitoyée sur mon sort, un vieux prospectus collé au bout de la chaussure. Je l'arrachai nerveusement. C'était, évidemment, celui du marabout. Capable de désenvoûter les ordinateurs et de garantir le succès aux examens, il pouvait également faire revenir l'être aimé et attirer la bonne fortune, ainsi que la santé. Pile ce dont j'avais besoin. L'adresse indiquée était justement celle de la porte devant laquelle je venais de choir. Était-ce un signe ? Désespérée et attirée par les formules réconfortantes du document, je poussais la porte. Je consultais les boîtes aux lettres pour voir si je trouvais le nom du marabout. En vain. Je décidais donc de m'engager dans l'escalier sombre menant aux étages. Sur un premier palier, un homme se matérialisa devant moi. Il était immense et hirsute, et ses yeux brillaient.
— Vous cherchez quelqu'un ? demanda-t-il, montrant là qu'il n'était pas tout à fait devin puisqu'il ne connaissait pas l'objet de ma venue.
— Vous, sans doute, répondis-je.
— Moi ?
— Oui, je viens voir le marabout.
L'homme secoua la tête, à moins qu'il ne s'agisse d'un frisson. Il ne semblait pas plus en bonne santé que moi. Il se racla la gorge.
— Bien sûr, oui... entrez, me proposa-t-il.
Je le suivis dans son antre. Les murs étaient tendus de tissus chamarrés qui, au lieu d'égayer la pièce, l'assombrissaient. Un bâtonnet d'encens se consumait, masquant avec peine l'odeur collante de tabac froid. Il me fit prendre place sur un pouf inconfortable avant de s'avachir lui-même sur un fauteuil qui n'avait pas l'air plus confortable. Je lui exposai ma situation, la rupture, la faillite, la maladie... Dans la pénombre enfumée, je voyais luire les yeux du marabout, de fièvre ou de visions magiques. Il hochait la tête de temps en temps, puis me congédia au bout d'une heure de cette logorrhée, non sans exiger une coquette somme en liquide. Mes dernières économies passèrent en un éclair dans sa main. Je me retrouvais dans la rue, sonnée, les yeux encore bouffis d'avoir pleuré, tremblant de froid, et munie pour seule consolation de cet atroce porte-clefs qu'il m'avait remis en guise de gri-gri.
 
***
C'est alors que tout changea. Je reçus rapidement un courriel me proposant du travail. Un employeur recherchait exactement mon profil, pour un salaire confortable. Je n'en croyais pas mes yeux. J'exerçais désormais un travail fantastique. J'adorais ce que je faisais, mes collègues étaient sympas, l'ambiance étaient bonne et les horaires flexibles. Je me sentais épanouie.
Julie sourit sincèrement, heureuse de me voir ainsi.
— Tout est bien qui finit bien alors !
— Et attends, je te garde le meilleur pour la fin : Bérenger est revenu !
J'exultais. Ma joie se répandait sur mon amie comme une vague de paillettes qui l'illuminait aussi. Bérenger m'avait recontactée deux jours plus tôt, proposant qu'on discute. Je lui ai présenté mes excuses les plus plates pour l'avoir négligé. Il me présenta les siennes en retour, considérant qu'il ne m'avait peut-être pas assez soutenue dans ces moments difficiles. Nous sommes tombés dans les bras l'un de l'autre. Depuis, je flottais sur un nuage rose.
Julie m'enlaça d'une joie sincère avant de s'éclipser. Je rentrais chez moi, chez nous, heureuse de rejoindre Bérenger.
 
Dans ma boîte à lettres se trouvait une enveloppe non timbrée portant seulement mon prénom. Elle était épaisse, curieusement pliée, et scellée avec tellement de ruban adhésif qu'on ne la distinguait presque plus. Interloquée, je l'ouvris aussitôt, en montant doucement les escaliers. À l'intérieur se trouvaient des billets de banque soigneusement défroissés. Mais qu'était-ce donc ? Un morceau de papier déchiré d'un cahier à grands carreaux accompagnait cette curieuse offrande. Un rond de tasse de café servait d'en-tête.
« Je ne suis pas marabout. Il vit au-dessus de chez moi. Mais j'avais besoin d'argent quand vous êtes venue. Veuillez considérer cela comme un emprunt, que maintenant je vous rends. Ça m'a permis de regagner un peu de tranquillité, et j'ai même retrouvé du travail. Vous m'avez sauvé. »
Je serrai le porte-clefs moche dans mes mains.

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