Le Lundi

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Huit heures. Le réveil sonne. Ébouriffée et déjà très énervée, je le fusille du regard. Il continue de sonner. Il me provoque, il augmente le volume. J'enrage ! Je lui file un grand coup dans sa sale tronche de réveil. Doux silence. Je ferme de nouveau les yeux. Mon téléphone sonne, je hurle au complot ! Tout le monde s'est mis d'accord pour m'emmerder. C'est normal, c'est lundi, et je suis en retard. Mon lit m'autorise enfin à le quitter, je lui promets de revenir ce soir, je rêve déjà de ce moment-là. Je l'embrasse. Le carrelage est froid et le café trop chaud. Ma gueule est froissée et je ne trouve pas mon briquet. Celui-là aussi fait partie du complot du lundi matin. Il croit que j'ai le temps de jouer à cache-cache, il se marre bien dans son coin, tapi dans l'ombre à m'observer. J'me mets à le détester. J'trouve une allumette, LA survivante, elle n'a pas eu le temps de se planquer, la brindille... La voilà ratatinée dans mon cendrier et ma mauvaise humeur un peu calmée.
On sonne à ma porte, je crie : « J'arrive, il n'y a pas le feu ! » Je rigole toute seule, car effectivement il n'y en a pas. Si ça se trouve, c'est mon briquet qui sonne à la porte.
Mauvaise pioche. Ma voisine Simone. Je suis sûre qu'elle arrive à ce moment précis parce qu'elle est la tête pensante du complot du lundi. Elle a tout calculé, ils ont fait des plans toute la nuit contre moi, ils ont même mis ma photo sur un mur et lancé des fléchettes en plein milieu de mon front ! Elle a donné des instructions à tous les objets de la maison : « Le sèche-cheveux, au lieu de souffler, à 8h40, tu tombes en panne. Les clés de bagnole, à mon top vous vous planquerez dans le panier à linge. »
Je fulmine ! Elle me regarde avec des petits yeux de fouine – dans une vie antérieure c'en était une, j'en suis convaincue –, et m'extirpe de mes pensées :
— Vous n'auriez pas du lait ?
Je songe sérieusement à l'étrangler avec la ceinture de mon peignoir, qui d'ailleurs est sûrement depuis longtemps sa complice puisque que je n'en ai plus. Elle pense vraiment à tout, Simone.
Je vais donc chercher du lait et lui jette en plein visage (du moins dans ma tête et ça me fait du bien). En réalité, je lui dis :
— Voilà Simone, bonne journée Simone, et vos quarante-huit chats, comment vont-ils ?
Elle s'en va enfin. Je souhaite très fort qu'elle finisse dévorée par ses chats et promets que si ça arrive, je ne serai plus jamais en retard.
Je mets mon rouge à lèvres et me dirige vers ma... VOITURE ?! Tiens ! Ma voiture aussi n'est plus là ? Je semble presque surprise, c'était pourtant une évidence du lundi matin. J'hésite à me rouler par terre en hurlant, mais je suis dans la rue et il y a beaucoup de monde, ça ferait désordre, et j'aime trop ma nouvelle robe pour lui faire subir ça. Je sors une cigarette de mon sac, et je me souviens : le sort s'acharne. Toujours pas de briquet.
Je me retourne et aperçois un jeune homme assis à la terrasse du café. Je me demande pourquoi il sourit comme ça, un lundi matin de surcroît. Je me dis qu'il doit être complètement dingue ou alors c'est peut-être parce que LUI, il a un briquet ? Je tente un sourire mais il reste coincé.
Il me demande si j'habite ici. Je lui réponds :
— Oui, mais plus ma voiture, elle vient de déménager sans me prévenir.
Il rit encore ! Il n'est vraiment pas net...
— Je peux peut-être t'aider à la retrouver ?
Il me tutoie, l'inconscient.
— Je préfère que tu me déposes directement au travail avant que je ne sois obligée d'inventer une grossesse imaginaire pour que mon patron ne me flanque pas à la porte !
Et un instant, je me visualise avec un coussin glissé grossièrement sous ma robe et mon boss, désintégré, me demander si je suis sérieuse.
— Ça me va, me répond-il avec un sourire jusque derrière les orteils.
On se dirige vers sa voiture et je me glisse sur un siège. Confortable. Je me détends presque, il met la musique, la radio crache « The End » des Doors ; je lui demande s'il a déjà entendu parler de la confrérie du lundi matin et si je peux m'ouvrir les veines avec son fil dentaire. Il me décroche un sourire si parfait que ça me fait l'effet d'une droite dans la gueule. Sa joie me fait mal aux yeux, elle m'éblouit. Sa bonne humeur m'agresse. J'me fous en boule au fond du siège et ne décroche plus un mot. Ça se voit qu'il ignore la présence des comploteurs autour de moi. Il finit par briser la glace à grands coups de rire.
Merde. Mon cœur vient de se nouer.
Je le regarde en coin, je suis surprise de découvrir qu'il est terriblement séduisant et qu'il sourit encore et toujours. Je regarde ses mains sur le volant, je sens déjà que je pourrais tuer tous les chats de Simone à coups de pioche pour qu'elles me touchent.
J'allume une autre cigarette avec son briquet. Je sors mon téléphone de la poche, une seule barre de batterie alors qu'il a chargé toute la nuit. Comme si je n'avais toujours pas compris le message ! Il me reste encore combien de temps à souffrir avant qu'on soit mardi ?
Je compose le numéro du boulot. Mon patron décroche.
— Je suis en train d'accoucher ! Je vais avoir un peu de retard.
Je raccroche.
Le mec qui sourit trop aux mains sublimes me demande s'il doit prendre la direction de la maternité. Un petit rire m'échappe, je le rattrape. Il ne m'aura pas.
Il ressemble à une publicité sur Internet. Celle où l'on te propose de gagner « des milliers d'euros par mois ». Il suffit juste de cliquer sur un énorme lien qui clignote tellement vite qu'il pense déjà nous avoir aveuglé. Mais est-ce que les créateurs de cette pub sont tous défoncés à l'acide pour s'imaginer une seule seconde que l'on ne va pas voir la supercherie ? Ils pensent qu'ils peuvent nous faire avaler n'importe quoi, y compris les quarante-huit chats de Simone.
J'enrage encore plus fort. Je ne cliquerai pas sur cet homme ! Il est une publicité mensongère.
Il me dit qu'il s'appelle Pierre. J'ai envie de lui dire que je ne lui jette pas la pierre. Mais je me sens d'avance ridicule. Je ne dis rien. Je tousse et je me tortille, ma mauvaise humeur me gratte partout. On arrive devant mon travail.
— Viens me chercher à dix-neuf heures précises.
Il s'esclaffe, opine de la tête.
— On dîne ensemble, alors ?
Je crois répondre oui, et je me retrouve devant mon bureau à fixer l'horloge et à me demander dans combien de chansons il sera dix-neuf heures.
Mon patron interrompt cette attente interminable, il parle fort et il est tout rouge, je ne comprends pas ce qu'il me raconte : de quel accouchement parle-t-il ?! La porte claque, je respire.
Je décide d'aller me restaurer, je m'assois avec mes collègues de bureau. Elles jacassent. J'entreprends une conversation mentale avec ma salade verte. Elle semble d'accord avec tout ce que je lui dis. Je demande que l'on me passe Pierre au lieu du sel, je me cogne l'orteil contre la photocopieuse, j'envoie un dossier important dans la poubelle à la place de mon Grazia, je compte à l'envers, je me coupe le bout du doigt avec une enveloppe et je passe dix minutes à la machine à café avec un timbre sur la joue.
À la fin de la journée je ne sais plus comment je m'appelle, et je suis allée quinze fois vérifier ma tête devant la glace, quinze fois c'était toujours la même et je n'arrive toujours pas à savoir si c'est une bonne nouvelle ou pas.
Dix-neuf heures. L'horloge sonne. Et de plus en plus fort, le bruit devient assourdissant, je tombe.
Lorsque j'ouvre les yeux, je suis dans mon lit. Le réveil affiche 10h30.
Je suis vraiment très en retard  !!!

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