Le labyrinthe d'une candeur dévorée

   Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Le temps semblait s'étirer à l'infini, chaque seconde se fondant dans un mélange chaotique de perceptions. Toutes les précautions que nous prenons pour nous protéger des autres échouent en un moment d'impuissance. L'enfance se brise, le temps se fige dans la mémoire d'une petite fille, jadis empreinte d'innocence, se voit contrainte de s'aventurer dans les labyrinthes obscurs de l'âme humaine, jonglant avec des masques pour perpétuer l'illusion d'une candeur volée.
   Enfant aux ailes brisées, elle a essayé d'être la fille sans faute, d'être tout sauf elle-même. Elle a découvert très tôt, qu'elle vivait dans une société où les hommes cherchaient continuellement à exploiter des jeunes filles faibles et impuissantes, leur volant ainsi leur innocence enfantine. Le destin des victimes est le silence et l'autoreproche, comme si elles étaient à l'origine de leur propre souffrance. Condamnée à jamais comme une victime coupable, souillée par la honte d'un crime dont elle n'était même pas responsable. Comme si c'était très normal qu'une enfant puisse séduire un homme âgé. 
   Elle doit garder le silence, préserver son honneur, son avenir, et ne pas devenir une honte pour sa famille. Mais qu'importe à quel point elle souffre ? On lui susurre : « Ce n'est rien de grave, tu as survécu avec le moins de dégâts, après tout, tu n'as pas subi de viol. » Comme si minimiser la blessure pansait miraculeusement les cicatrices de son âme. C'est tout ce qui importe. Peu importe le choc qui bouleverse la vie d'une enfant, peu importe qu'elle comprenne, peu importe qu'elle puisse exprimer ce qui lui est arrivé, peu importe quoi que ce soit tant qu'elle est restée vierge. Ce qui compte, c'est de ne dire à personne ce qui s'est passé, puis nous l'oublions car c'est une enfant et elle oubliera. Le silence devient un refuge, préservant cette virginité, ce tabou intouché, alors que l'enfant, telle une Némésis intérieure, se juge sans relâche. Pourquoi l'a-t-il attaquée ? Pourquoi la voyait-il de cette manière ? Quels étaient les mots qu'il prononçait ? Pourquoi l'a-t-il touchée ? Pourquoi l'a-t-il embrassée ? Pourquoi était-il poussé par l'instinct ? Qu'est-ce que l'instinct ? Devait-elle trouver un plaisir à penser à ce qui lui est arrivé ou devait-elle en être dégoûtée ? Quelle fut cette paralysie momentanée ? Aurait-elle pu l'éloigner bien avant cet instant fatidique ? Aurait-elle pu repousser cette rencontre sinistre bien avant, si seulement elle avait saisi les échos sombres des signaux qui s'entremêlaient en elle ?
   Les noix ne ressemblent pas au cerveau. Les noix ressemblent au sexe. Elles ressemblent à l'image effrayante d'un monstrueux vieillard, gigantesque, la fixant avec une avidité vorace. Tel un Cerbère sexuel des temps modernes, il traquait ses victimes avec férocité, leur dévorant leurs âmes pures d'un regard aussi brûlant que les flammes de l'Enfer, laissant dans son sillage une série de tragédies et d'horreurs indicibles. Son désir de les consommer équivaut à son désir de dévorer son enfance, une voracité insatiable qui engloutit son innocence, souillant son être fragile d'une empreinte indélébile. « Apprécies-tu le goût des noix ? » interrogea-t-il avec un sourire énigmatique. Elle répondit d'un timide « oui », ignorant les implications cachées derrière cette question en apparence banale. « Alors, dévorons ton enfance », murmura-t-il, laissant planer dans l'air cette métaphore obscure qui résonne comme un écho troublant. 
   Son voile ne l'a pas empêché d'être la proie de ses désirs, la naïveté de son être fragile ne l'a pas préservé de sa maladie. Une enfant qui voulait suivre le chemin de la chasteté, mais qui était une proie attrayante dans toute son innocence et sa pureté. Une enfant de dix ans, une enfant innocente au voile blanc, regardant comme un petit chat effrayé, et un homme semblable à un ogre des contes de fées qui la dévore des yeux. 
   Il l'appela, et elle vint vers lui. Lorsqu'ils furent seuls, dans cette pièce devenant le décor d'un psychodrame envoûtant, là, il referma la porte, scellant ainsi leur intimité, où il comptait lui dévoiler les secrets de la dégustation d'une noix. Ce fruit défendu, soigneusement cueilli de l'arbre de ses désirs inavoués, allait ouvrir les portes d'un monde mystérieux, où l'interdit et la tentation se mêleraient, lui offrant un avant-goût de la complexité de la vie et des mystères insondables qui l'attendaient. Elle souriait, et elle regardait ce qu'il allait faire. Soudain, la métamorphose opéra, et cet être honorable se transforma en une créature qu'elle ne reconnaissait pas, et il commença à lui voler son innocence avec des mots qu'elle ne comprenait absolument pas. Elle-même qui était l'incarnation de l'innocence, était choquée et le regardait avec peur, comme si son cœur allait sortir de sa poitrine. Comme si elle allait fondre et disparaître, elle n'était plus capable de comprendre ni d'accepter ce qui lui arrivait de la part d'une figure en laquelle elle avait tant accordé sa confiance. 
   Imprévisiblement, une force étrange et puissante s'empara d'elle, transcendante et insoucieuse des événements à venir, animant son âme d'une volonté irrépressible de fuir. Elle le repoussa avec une énergie puisée au-delà des frontières du réel, et par chance, il ne tomba pas, et elle le laissa là pour ouvrir la porte et courir vers sa mère, effrayée et paniquée, et elle ne pouvait pas croire comment elle avait miraculeusement échappé ce jour-là. 
   C'est dans ces moments-là que la victime se sent impuissante dans toute la signification du mot. C'est l'histoire poignante d'une enfance égarée, laissée à l'abandon et oubliée, où les voix juvéniles s'éteignent trop tôt, engendrant des âmes silencieuses. Chaque individu tisse sa trame d'histoires, et ces fillettes oubliées, gardiennes d'un silence troublant, portent en elles une criante vérité, même après avoir grandi. Leur innocence, emportée par les vents du destin, est négligée, comme une délicate fleur fanée, abandonnée dans l'indifférence. De nombreuses femmes s'enlacent avec tendresse, comme des échos mélancoliques, apaisant leurs espoirs et leurs rêves fragilisés, après les avoir silencieusement étouffés. Dans les replis secrets de leur être, elles murmurent une prière, espérant que le temps agira en baume guérisseur, préservant à tout jamais l'essence de leur être. Cependant, tout demeure immuable, et les instants, tels des oiseaux éphémères, prennent leur envol, s'évanouissant dans l'éternité du souvenir.
13