Le jouet de Dieu

- Loïs, qu'est-ce que tu caches sous ta table?
- Ce n'est rien, m'sieur, juste une bille...
Et il montra l'objet. C'était une bille, en effet, une bille en terre cuite, piquée d'impacts, peinte en bleu, mais d'un bleu qui avait vieilli, délavé, un peu terne, à la couleur incertaine.
- "Fleurs fanées, cœur aimé..."
- Que dis-tu, mon garçon?
- Rien, m'sieur!
Et Loïs referma rapidement les doigts sur la bille; il l'escamota dans sa trousse.
 
XXX

A son pupitre de jeu, Loïs contrôlait les paramètres physiques de son projet de fin de cycle: atmosphère, gravité, composition chimique, température, énergie... Entre le pouce et l'index, de sa main libre, il roulait la petite bille. D'une pichenette, il l'envoya buter contre le clavier. Il reprit sa saisie. Le martèlement de ses doigts agitait parfois la sphère bleue d'imperceptibles oscillations.
Elohim surgit à l'écran.
- Regarde ça, Loïs, j'ai des bactéries!
Le projet d'Elohim vint remplacer celui de Loïs dans la fenêtre d'ouverture. Il s'agissait également d'une planète terrestre, qui montrait des traces de vie, les toutes premières! Oh, trois fois rien, mais l'essentiel était là, et le processus merveilleux était lancé. Les briques du vivant s'étaient emboîtées...
- Bien joué, Elohim, je suis impressionné! dit Loïs.
Mais il ne put réprimer un pincement au cœur. Lui, n'arrivait à rien. Ça ne fonctionnait pas. Et il ne comptait plus les heures passées à assurer l'homéostasie de ce petit astre bleu qu'il avait choisi parmi tant d'autres. Oui, il avait préféré cette planète ancienne à tout autre planète, parce que c'était un projet difficile, qu'il le savait, et qu'il le voulait. N'était-il pas le plus brillant des étudiants de sa promotion? Il risquait gros, rien de moins que son entrée à l'école des Dieux, département "Architecture", mais ça valait le coup.
- Et toi? demanda Elohim. Toujours en état d'urgence climatique?
- Tu peux le dire! admit Loïs. J'ai parfois envie de tout plaquer... Ce n'est pas que c'est difficile, mais c'est toujours à refaire. J'ai les humains contre moi, tu comprends? Ils réduisent à néant tous mes efforts. Ils misent sur la résilience de la planète, et résiliente, la planète ne le sera pas indéfiniment! Je n'arrive pas à stabiliser les paramètres. Ils se télescopent. J'en corrige un et les autres s'emballent! Et le climat se réchauffe, les écosystèmes se dégradent, les espèces s'effondrent...
- Pourquoi ne pas leur envoyer un avertissement ? Un cataclysme majeur pour leur faire comprendre l'urgence?
- Je l'ai fait ! Oh, ils ont compris. Mais ce sont des enfants: toujours à vouloir, mais à ne jamais pouvoir...
- Parle à tes plus fidèles serviteurs. Ils seront tes porte-parole.
- A quoi penses-tu?
- Une apparition, un rêve, un miracle!
- Les rêves mènent toujours aux guerres...
- Ça, pour le bilan carbone, les guerres sont désastreuses...
- Tu l'as dit...
- Tu aurais dû faire comme moi, choisir une planète en phase de formation, un projet neuf!
- C'est sûr...
- Désolé pour ton projet, Loïs...
- Occupe-toi plutôt de tes bactéries! Et laisse-moi à mes hommes... Quand tu en seras aux eucaryotes, on en reparlera. On se retrouve à l'exam!
 
XXX

- Mais le climat a brusquement changé sur toute la planète! se défendit Loïs. Si l'on peut parler encore de climat à cette échelle... Les températures ont connu une hausse sans précédent. Les pôles ont fondu, les eaux ont monté, l'air est devenu étouffant! Je n'ai rien pu faire.
- Il était pourtant simple, Loïs, de sauver cette planète et, partant, toutes ses formes de vie...
- J'ai tout tenté, monsieur. Je n'ai rien négligé. J'ai relancé les grands mouvements océaniques, j'ai suspendu l'activité sismique et j'ai tari la source des énergies fossiles. En vain! J'ai même ralenti l'activité solaire et... j'ai fait glisser la croûte!
Le jury s'esclaffa.
- Et qu'espérais-tu en modifiant la position des pôles? sourit le président du jury.
- Je ne sais pas. Je n'avais plus d'idée... J'ai pensé à un effet secondaire qui se révélerait heureux, quelque chose qui changerait la donne, contre toute attente...
- Mouais... Ecoute-moi bien, Loïs. Tu aurais pu déplacer l'orbite de ta planète et l'éloigner de son étoile que ça n'aurait rien changé! C'était trop tard! Tu as trop repoussé le moment de traiter l'unique problème.
- Quel problème?
- L'homme ! L'homme à l'origine de la surchauffe fatale de ton astre! La destruction de l'humanité aurait sauvé ta planète. Peut-être qu'une partie d'entre elle aurait même survécu, qui sait? Les hommes sont tellement... inattendus. C'était la seule option. Mais tu n'as pas voulu l'envisager. Tu les as laissés cuire la planète, comme un oeuf dur!
- L'homme?... souffla Loïs, surpris. Je n'aurais pas pu...
 
XXX

Au sortir de la salle d'examen, Loïs plongea la main dans sa poche; il en sortit la petite bille de terre bleue. Il ouvrit les doigts. Elle glissa et alla rouler dans la rigole.
Puis il déploya ses ailes. Elles claquèrent d'un coup, dans l'air.
Il décrocha.
Il traversa le ciel, franchit des rivières, des forêts sombres, des plateaux froids battus par les vents... Il s'éleva à la verticale jusque dans l'éther, à une vitesse prodigieuse, poursuivit encore à travers la galaxie, dépassa l'œil noir de son vortex. Après une accélération fulgurante, il se perdit dans les limbes.
Il s'arrêta sous les Piliers de la Création. La tête renversée, il s'abîma dans la contemplation des colonnes formidables où naissaient les étoiles.
- Qu'ai-je fait? songeait-il, le cœur étreint d'une peine infinie.
Il eut soudain le regret de cette petite planète, insignifiante capsule de vie lancée dans le vide sidéral. Une nostalgie dévorante le saisit et il retint son souffle un instant pour interroger le vertige qui le prenait, tant il en était étonné.
Tout resurgit alors avec une netteté de film. Il se souvint des lumières du couchant, du froissement des eaux, du vent sur sa joue, du vol des grues, du chant des baleines, du sommeil des crocodiles et du regard des veaux...
Il se souvint de l'homme surtout, infantile, colérique, plein de caprices, de son génie à tout faire et défaire dans le même temps. Il se souvint de son émergence improbable, des spasmes de son évolution, depuis l'aube des civilisations, des conquêtes et des guerres, jusqu'aux temps de la foi et du doute, du désespoir et de l'errance... Il se souvint de la frénésie de désirs qui l'avait conduit à saccager la Terre et à compromettre l'équilibre subtile de la vie.
Et son coeur s'affligea à l'évocation de cette humanité violente et fière, farouche et misérable, pitoyable par tant d'aspects, et pourtant si digne d'amour.
Il avait tenu son destin entre ses mains, quelques millions d'années, autant dire rien du tout, et il n'avait rien pu!
2