Le Jardin de Géronimo

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Il s'est pointé comme ça, tout à trac. Au bout de mon jardin, sans rien dire à personne, sans y être invité, sans s'essuyer les pieds. Un lapin tout biscornu, tout cabossé, tout décousu. Maigre comme un rat mort. Effroyablement sale. De toute la poussière de la ville, de toute la fatigue de la ville, de toute la misère de la ville. Des kilomètres, des kilomètres de ville dévastée. Au coin de mon jardin. Il me regardait d'un air éteint. Posé sur ses grandes pattes qui ne semblaient plus le tenir debout. Bon Dieu, un lapin dans mon jardin, il n'y a pas pire ennemi !

Je m'étais battu pour l'avoir, ce jardin, je l'avais arraché à chaque motte de terre. Quand la ville a été bombardée... pendant des semaines, ils ont pilonné sans cesse, le jour, la nuit, on ne dormait plus, les gens se sont réfugiés dans les caves, mais ça durait, alors ils se sont enfuis, par grappes, vers l'ouest, vu que les bombes arrivaient par l'est. Ils désertaient la ville ou bien ils tombaient sur place, sous les obus, sous les mitrailleuses, ou effondrés sous leurs maisons. Quand la ville a été bombardée, tout le monde s'est terré, tout le monde s'est enfui. Tout s'est écroulé.

Moi j'avais trouvé refuge dans un coin de silence, ceux qui l'habitaient étaient déjà morts, dans la cave d'un crématorium, au cœur d'un cimetière. J'entendais les bombes hacher le ciel, tomber tout autour, les avions ronfler au-dessus de ma tête, la terre trembler, s'ouvrir, se fracasser. Je n'entendais plus les gens. Pas de cris, pas de pleurs, pas d'éclats de voix. Il n'y avait plus personne. Enfin, tout s'est arrêté. Le silence, ça n'arrive pas d'un coup, ça s'installe, lentement. On sort le nez de sa cachette, on écoute. Il n'y a rien. On écoute encore, pour voir s'il n'y a pas quelque chose derrière ce rien, on attend. Car le silence, ce n'est pas rien, ce n'est pas vide, ça vibre, ça vit, on sent qu'il est là. Qu'on peut sortir. Le cimetière s'était couvert de cendres, les tombes, les allées, les arbres, certains étaient complètement calcinés. Pourtant, c'est ce qui restait de plus vivant dans la ville. Tout le reste était désolation. Champ de ruines. Une plaine de poussières, de gravats, de débris. Je me suis baladé là-dedans pendant des journées entières. Je n'ai croisé personne. Des cadavres ici ou là, décombres parmi les décombres. Qu'est-ce que je faisais à marcher au milieu de tout ça, seul mouvement dans un décor immobile ? À chevaucher des ruines, des rues défoncées, des trottoirs éventrés, à longer des façades qui menaçaient de s'effondrer sur moi. Il n'y avait rien à sauver ici.

J'ai longé une ligne de chemin de fer, elle conduirait forcément quelque part. J'ai trouvé une petite maison de garde-barrière abandonnée, la seule encore debout, oubliée des bombes, dans un coin où il n'y avait rien d'intéressant à détruire. À l'arrière, une sorte de cour dans laquelle plus rien ne poussait. Je me suis installé là.

Même dans les ruines les plus délabrées, sur les murailles les plus arides, sur les trottoirs les plus déserts, il y a toujours une mauvaise herbe qui pousse. Elle n'a pas de terre, pas d'eau, pas d'espace. Elle ne se demande pas comment elle va vivre, elle va vivre, de toutes ses forces, de toute sa rage, elle repousse les limites de la mort, elle se fait sa place avec les dents, elle s'accroche, elle pousse, elle va chercher le soleil où qu'il se trouve, elle le défie. Une herbe, ici une fleur, une autre, puis deux, puis trois, quand on repasse quelques mois plus tard, des plantes se sont installées partout, venues de nulle part, elles ont tout colonisé. Elles n'ont rien colonisé, elles sont chez elles, c'est nous qui n'y sommes plus. Elles ont recouvert nos murs, nos murailles, les vestiges de nos maisons, de nos châteaux, de nos canons. À la fin, c'est toujours la vie qui gagne.

Mon jardin s'est fait comme ça. J'ai enlevé un à un les cailloux de ma cour pour lui donner une chance. J'ai gratté la poussière pour aérer la terre, j'ai trouvé de l'eau dans un bassin, dans un ruisseau, dans un puits. J'arrose avec de l'eau croupie quelquefois, mais les plantes résistent à tout. Il devait y avoir un potager autrefois, ici. Les carottes sont retournées sauvages, des salades, des haricots, d'autres légumes ont fait pareil, je n'ai pas réussi à les identifier. Ils ont poussé en jachère. J'ai remis de l'ordre dans tout ça. Jour après jour, semaine après semaine, avec patience, avec obstination, j'en ai fait un vrai jardin. Dans un coin : les légumes, parce qu'il faut apprendre à survivre. Dans un autre : les fleurs, parce qu'il faut laisser entrer la beauté. Recueillies partout où j'en trouvais, j'en ai même récupéré dans le vieux cimetière où je m'étais réfugié. J'ai ramassé des pots de géraniums tombés des balcons pendant que les immeubles s'effondraient. Tout ne repousse pas, mais j'arrive à en sauver quelques-uns. Enfin, j'ai mon jardin sauvage, dans un troisième coin. Je le laisse faire ce qu'il veut, au gré du hasard. Il y a toujours des graines apportées par le vent. J'ai vu refleurir les premières pâquerettes, les premiers coquelicots. Tout cela ne ressemble à rien, mais c'est mon jardin. Ça pousse en désordre, ça musarde, ça cherche à réapprivoiser la terre. C'est mon jardin. Très vite les insectes sont revenus, des papillons, des abeilles. Bientôt, il y aura des oiseaux, si les arbustes poussent.

Et ce petit vaurien de lapin vagabond voulait tout gâcher ? Qu'est-ce qu'il croyait ? Ça bouffe tout, un lapin, ça bouffe n'importe quoi, ça vous ruine un jardin en trois jours. Il me regardait droit dans les yeux. Non, il ne croyait plus à rien. Il avait dû en voir, lui aussi. Il était couturé de partout. D'où avait-il bien pu s'échapper ? Il n'a pas bougé, je n'ai pas bougé, il savait que j'allais l'attraper, il n'a pas cherché à s'enfuir. Alors je l'ai attrapé, ce sale petit voyou. J'ai jeté ma veste sur lui et je l'ai attrapé. Je l'ai mis dans la cuisine, dans un grand carton. J'ai commencé à lui donner à manger, de l'herbe, ce que j'ai trouvé. De l'eau. Il y avait un moment que ça ne lui était pas arrivé. Il s'est endormi.

Le lendemain, il avait commencé à ronger le carton, je l'ai sorti, il fallait que je lui trouve une cage. Je lui ai donné un bain, je l'ai lavé dans une cuvette, il puait, il était sale, il infestait toute la maison. Il n'a pas du tout aimé ça, le savon, il s'est débattu comme un chat. Il est resté dans un coin, tout mouillé, tout trempé, les oreilles rabattues, à me faire la gueule. Et puis il est revenu me voir. Il n'avait pas l'habitude qu'on s'occupe de lui.

Je t'ai appelé Géronimo. Tu sais que c'est toi maintenant, quand je te parle. Géronimo. Je ne connais pas plus farouche, plus rebelle et plus fidèle ami que toi. À toi aussi, on t'a volé ta terre. On va se partager le jardin, Géronimo, tu verras. Il n'y aura plus jamais de cage. La première fois que je t'y ai emmené, tu semblais tout étonné. Tu me regardais pour savoir ce que tu devais faire. Tu avançais tout doucement sur tes grosses pattes. Tu voulais tout découvrir, tout renifler avec ton nez qui remue. Je t'ai laissé faire. Ce n'est pas vrai que ça bouffe tout, un lapin. Quand il est nourri, il n'a pas besoin, il ne fait pas de dévastation, il s'occupe à autre chose. Il joue. Il explore le monde. Il écoute un vieux con qui lui parle. Si des gens nous voyaient ! Tous les deux au milieu d'une ville en ruines ! Mais il n'y a plus de gens.

Nous en referons des jardins, Géronimo, en attendant que les autres reviennent. Ce seront les plus beaux jardins du monde, nous en ferons partout en ville, partout où nous trouverons un coin de terre avec quelque chose qui demande à pousser. Je les ferai pour nous, je les ferai pour toi. Parce que tu sais, Géronimo, ça ne sert à rien de faire des jardins si c'est pour être tout seul dedans.

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