Le Homard

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Le casier de pêche avait dû être arraché par la tempête et gisait là, sur la plage, entre deux rochers. Gilbert s'approcha. À travers la cage de bois et les débris de filets, il aperçut deux larges pinces plates, et sous une frange d'algues, deux petits yeux d'encre noire. C'était un magnifique homard. Gilbert tendit instinctivement la main, mais s'arrêta à mi-distance. Comment retirer la bête sans se faire pincer ? 
 
Il n'était pas homme à prendre des risques. Ses activités de pêcheur du dimanche ne servaient qu'à le délasser de ses obligations professorales, et à lui faire oublier l'intérêt décroissant de la jeune génération pour le latin. Six ou sept fois par an, il enfilait donc bottes et ciré, embrassait son épouse Brigitte avec une théâtralité que les dangers de la pêche à pied ne justifiaient pas vraiment, et partait pour la plage. 
 
Il revenait trois ou quatre heures plus tard, auréolé de gloire, le sac rempli d'ormeaux de belle taille. Après les photos d'usage - qu'il utilisait chaque année comme carte de vœux, n'ayant nulle progéniture dont il pût s'enorgueillir - il congelait sa pêche. Les ormeaux - haliotis tuberculata - réjouissaient tout l'hiver les papilles des amis du couple, qui, en échange, entre deux savoureuses bouchées, déploraient avec compassion l'incompréhensible dédain des jeunes pour la langue latine.
 
Ce jour-là, il traqua donc comme de coutume les ormeaux, mais ses pensées ne quittaient guère le homard. Il semblait si gros, au moins trois kilos et demi, quatre peut-être ! Quand son sac fut plein de coquilles nacrées, il revint vers la nasse. Le homard le fixait toujours de son regard éteint.
— Petit, petit..., risqua Gilbert à mi-voix.
 
La gourmandise et l'orgueil l'emportèrent. Il tendit la main à travers l'armature défoncée du casier, et attrapa le décapode d'un geste ferme. Celui-ci n'eut pas le temps de réagir. Gilbert le contempla, à bout de bras, en pleine lumière. La carapace était d'un joli bleu pétrole, avec des reflets moirés. 
 
Mais comment le transporter ? Son sac était rempli d'ormeaux. La poche de son ciré lui sembla dangereusement proche des parties les plus sensibles de son anatomie. Il se résigna à remonter jusqu'à sa voiture, le crustacé à la main. Celui-ci ne bougeait plus, pinces croisées comme un communiant, étonné sans doute de ce voyage aérien. Gilbert l'installa sur le siège avant, le cala avec son ciré, et prit le chemin de la maison.
 
Alors qu'il arrivait dans le bourg, animé en ce jour de marché, un ballon de foot traversa soudain la rue, juste devant ses roues. Surpris, il donna un brusque coup de frein. Le homard en profita pour tomber du siège, et Gilbert tendit instinctivement la main pour le rattraper. Il perdit le contrôle de la voiture, qui vint s'encastrer dans l'abribus. Gilbert, sonné, resta assis, le souffle coupé par le choc. 
 
Autour de lui, il entendit des cris de soulagement. Sa portière s'ouvrit et des visages souriants, des mains secourables, le portèrent jusqu'à un banc. On le palpa avec amitié, on s'assura qu'il n'était pas blessé, on lui apporta un verre d'eau. 
 
Il mit quelques minutes à comprendre ce qui s'était passé. L'accident lui avait permis d'éviter de justesse un enfant de cinq ans qui courait derrière le ballon. Et maintenant, tout le monde le complimentait pour son sang-froid et ses réflexes ! Il tenta sans conviction de rétablir la vérité mais personne ne voulut rien entendre – qu'est-ce qu'il raconte avec son homard ? Le choc, sans doute... On se récria sur sa modestie et on le félicita de plus belle.
 
 ***
 
De retour chez lui, Gilbert installa le homard dans une bassine remplie d'eau de mer. Il y ajouta quelques grosses pierres et du sable. Brigitte bougonnait : ce n'était pas la peine d'en faire autant pour ce crustacé, qui passerait à la casserole d'un jour à l'autre ! Mais son mari s'entêtait et nourrissait chaque jour la bestiole de crabes et de poisson cru, en lui murmurant des douceurs :
— Sans toi, disait-il, j'aurais la mort d'un enfant sur la conscience. Je serais banni de la communauté des hommes. Brigitte me quitterait ! Plus personne ne viendrait chez moi déguster les ormeaux ! Je te dois plus que la vie !
Le homard écoutait gentiment, tout en avalant des étrilles d'un geste gracieux.
— Mais qu'est-ce que tu radotes encore avec cet animal ? protestait son épouse. Si je le faisais cuire dès ce soir ? Ou pour notre dîner avec Isabelle et Claude ? Maman m'a donné une nouvelle recette de mayonnaise...
Gilbert la foudroyait du regard.
 
Il acheta un grand aquarium, de ceux que l'on voit dans les restaurants. Le homard trônait désormais dans le salon et Gilbert passait des heures à lui parler à travers la vitre. Il avait remarqué d'exceptionnelles qualités d'écoute chez le crustacé. Jamais il ne manifestait le moindre signe d'impatience quand Gilbert lui racontait ses déboires avec l'Éducation Nationale. Au contraire, il remuait ses grosses pinces en signe de solidarité. Jamais, et pour cause, il ne lui répliquait des choses comme :
« C'est la vie, que veux-tu ! « On en est tous là ! » ou « Prends un Doliprane et tu verras bien demain ! ».
 
—  Jamais personne ne m'a compris comme lui, songeait Gilbert. Il ne me juge pas, il ne me donne pas de solution absurde pour se débarrasser de moi. Il m'écoute vraiment. Peut-être parce que c'est un organisme primitif, qui n'est pas corrompu par la vilenie humaine...
 
Réfugiée dans sa cuisine, Brigitte était en proie à des sentiments contradictoires. D'une part, bien sûr, elle était affreusement jalouse de l'intérêt que son époux portait au homard. Mais d'un autre côté, elle ne l'avait jamais vu aussi serein. Il était plus gentil avec elle, riait davantage et ronflait moins. Et il ne l'assommait plus avec ses éternelles histoires de boulot.
 
La tragédie se produisit un mardi. Gilbert était au lycée. Brigitte passait l'aspirateur dans le salon. Elle jeta machinalement un coup d'œil au homard et lui trouva mauvaise mine. Elle arrêta l'aspirateur et tapota sur la vitre du vivier. La bestiole ne bougeait plus. Elle tenta de le taquiner avec une cuillère en bois, s'enhardit à le toucher et dut se rendre à l'évidence : il était mort.
 
— Bon débarras ! songea-t-elle d'abord, avec une joie mauvaise.
Puis elle se reprit. Son mari allait être effondré ! Elle n'hésita pas longtemps : elle balança le homard dans la première poubelle venue puis courut à la poissonnerie pour acheter un autre le homard. Elle choisit celui qui ressemblait le plus au défunt. 
 
En rentrant ce soir-là, Gilbert vint l'embrasser dans la cuisine où elle épluchait des carottes, puis se dirigea vers le vivier. Elle l'entendit commencer à raconter au homard une discussion qu'il avait eue avec son collègue Marc au sujet du manuel de latin des secondes.
— Marc, lui ai-je dit, ce n'est pas parce que l'éditeur a pignon sur rue depuis 1964 que le livre...
 Sa voix se perdit soudain. Brigitte l'entendait tourner autour de l'aquarium, devinait les sourcils froncés, les doigts sceptiques triturant le menton.
— Brigitte !
— Oui... chevrota-t-elle.
Elle lâcha son éplucheur et s'essuya les mains, s'attendant au pire.
Il entra dans la cuisine. 
— Ce n'est pas lui, Brigitte.
 
Alors, la malheureuse craqua. Elle lui avoua tout, alla jusqu'à lui montrer l'emballage de la poissonnerie, le ticket de caisse, secouée de remords et de sanglots.
 
Gilbert la regardait, de l'autre côté de la table, immobile, figé par la stupeur et le chagrin. 
 
Enfin, après de longues minutes, il s'approcha d'elle et la prit dans ses bras. Tendrement, il la mena jusqu'au vivier, où le nouveau homard les fixait platement à travers la vitre.
—  Mais ce homard-ci ne nous est rien, Brigitte, tu comprends cela ? Tu as toujours la recette de mayonnaise de ta mère ?

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