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C'était déjà dix-huit heures et les seaux restaient vides, la patience devenait fatigante, l'eau stagnait irrespirablement, le plaisir de la pêche avait fait place à la lassitude, et la bonne franquette du pique-nique était caressée par l'envie de la sieste. On rentrerait bredouille, ce qui ne ferait de mal qu'à l'orgueil, mais ne l'abîmerait pas trop car on avait appris à être modeste. Les cannes, plantées là comme leur pêcheur, ne pliaient toujours pas et les hameçons immobiles n'osaient pas mettre sous l'eau la tête.
— Bon, on rentre ? soupira Bernard, le regard dans le vide, le menton plissé par son poignet béant.
C'était un bon vivant aux cheveux grisonnants, avec un barbe neuve mais déjà blanche et un ventre dodu. À côté, assis sur son siège pliant, à moins qu'il ne fût assoupi, Jean-Louis grogna doucement, le visage caché sous sa casquette kaki. Martin, celui qu'on avait surnommé « Martin-pêcheur » jadis et qui avait disait-on, construit sa gloire auprès des dames avec sa canne à pêche, revint vers ses amis en terminant de refermer sa braguette. Il bâilla un coup sec, s'étira un peu.
— Allez, un dernier lancer et on décampe !, dit-il. Ça sera pas la pêche miraculeuse, hein les gars.
Il saisit sa canne, l'arracha du sol et de sa sieste. Retirant à son hameçon le plaisir de la baignade apaisée, il le fit tournoyer un peu dans l'air et le jeta un peu plus loin, à un endroit où celui-ci n'avait pas pied. L'hameçon disparut sous l'eau, puis remonta à la surface en faisant des petites bulles, effaçant les derniers petits ronds d'eau qu'il avait dessinés en plongeant. Martin se racla grassement la gorge et attendit, l'œil aux aguets. Bernard se leva de son siège pliant et fit quelques pas au hasard, s'étira les bras vers le ciel. Il marcha jusqu'au panier en osier qui dormait dans l'herbe, sortit la bouteille.
— Un dernier verre ? Y a presque plus rien...
Jean-Louis renifla, passa un doigt sous son nez, et grogna à nouveau. Martin, les mains dans les poches, regardait le rivage. Bernard remplit deux verres et revint vers ses amis. Il tendit à Jean-Louis le rafraîchissement, qui avait eu le temps lui aussi de chauffer et de s'ennuyer amèrement, et il se rassit au fond de son siège, le regard dans le vide, en direction de Martin.
La ligne, d'un coup, se courba. Martin parut surpris, attendit un moment puis tira un coup sec l'hameçon hors de l'eau. Il y avait quelque chose au bout, qui voltigeait et qu'il attrapa au vol avec son poing robuste. Ça n'avait pas la figure d'un poisson. C'était une boîte de conserve rectangulaire, elle avait logé à son heure de gloire une famille de sardines dans un bain d'huile. Malgré la peinture légèrement écaillée résistait la célèbre marque de sardines en conserve : Pradone. Martin l'admirait malgré tout dans sa main, avec un certain amusement et une étrange mélancolie. Il ne put s'empêcher de sourire et poussa un petit rire d'autodérision. C'était ça, désormais, la pêche : nettoyer les océans, les lacs et les rivières ; et la chasse avait pour gibier les déchets.
— Alors ? demanda soudain Jean-Louis en ouvrant les yeux et, trouvant sous son nez le verre de vin qu'avait rempli Bernard, il sourit, ravi, et en but une gorgée.
Assis dans l'herbe fraîche, les trois camarades regardaient en silence la boîte de conserve vide. L'opercule était ouvert à moitié, la boîte n'avait pas eu le temps de rouiller. L'anneau avait dû s'accrocher à l'hameçon par on ne sait quel hasard. Les chants de la nature accompagnaient le mutisme des trois pêcheurs. Chacun rêvassait à son rythme, bercé par le coulis de l'eau ou le roucoulement des oiseaux, par les chaleurs de l'alcool ou la fraîcheur du vent et des nuages. Ils se souvinrent du célèbre slogan « Pradone, la boîte qui change la donne ! ».
— Eh ben, vous voyez, c'te canette, elle est pas là depuis bin longtemps ! osa Martin d'un air monotone. J'sais pas qui c'est qui l'a mis là, c'te drôle de poisson... p'têt bien que ce sont des touristes. Ou p'têt des jeunots. Des boîtes, des boîtes... Boîte par-ci, boîte par-là, partout des boîtes !
Il se tut, redonnant au silence le droit à la réplique.
— Eh ouais, mon pauv' vieux, va ! On va finir dans des boîtes nous aussi, tu sais. Mais pas des belles boîtes comme celles-là, oh non, des boîtes en bois, bien plus grandes. Je m'demande si y a pas des géants qui vont les pêcher, ces boîtes, quand on sera plus là.
— Des géants, eh ben mon p'tit Jean-Louis, tu pourrais faire comique, t'aurais plus de succès qu'à la pêche ! railla Bernard avec monotonie, le regard rivé sur la boîte de conserve.
Martin se pencha, attrapa un verre et le remplit en vidant la bouteille. Un peu de lie nageait au fond du verre.
— Allez, santé les gars ! À la boîte de sardines, dit-il en se gaussant plein d'amertume. Longue vie à Pradone, la boîte qui change la donne !
— Vous savez à quoi ça m'fait penser, moi, c'te boîte ? maugréa Jean-Louis sans détourner les yeux de la boîte en question. À la misère des Hommes. Tellement misérables, rongés par leur bêtise, qu'ils en ont plus rien à s'couer, qu'ils s'comportent comme des rois, qu'ils croient au-dessus de tout et que jeter les boîtes de sardines dans un étang leur paraît naturel. Ils ont pas voulu profiter d'la nature, alors ils ont inventé leur nature, en métal, en plastique, en peinture, et qui obéit à leurs lois. Cette boîte, là, c'est bien la preuve qu'à un moment donné dans l'histoire, y a eu les Hommes.
Jean-Louis se tut un moment. Les autres lui lançaient des regards moitié amusés, moitié blasés.
— Elle a d'la chance, c'te boîte, marmonna Jean-Louis presque pour lui-même. Elle a pas à se poser de questions, elle est là un point c'est tout. Nous on arrête pas de se demander comment se faire plein d'fric, comment rentrer dans l'dictionnaire, mais la boîte, elle, elle a rien d'mandé. Elle y est, dans l'dictionnaire, c'est tout, elle en sait rien, elle s'en porte tout aussi bien. Nous, on sait trop et on sait rien. Je m'demande ce qui est plus facile entre une vie d'objet et une vie d'humain : à notre âge, mieux vaut-il pas être celui qui sait rien et qui fait rien, que celui qui sait et qui fait rien ? Est-ce qu'on serait pas un peu déjà devenus des boîtes nous aussi, plus ou moins bien remplies ? Les jeunots ils savent tout maintenant avec l'Internet... Y a p'têt un p'tit espoir pour nos lendemains, va.
Jean-Louis, à nouveau, se tut. Bernard termina son verre. Bientôt Martin l'imita.
— Ah, les boîtes..., soupira Martin. Chef-d'œuvre de l'industrie alimentaire ! Ça périme pas, qu'ils disaient. Ben vous voyez, ils avaient raison : même au fond des étangs, ça périme pas. Drôle de poisson, va !
— Et encore, t'appelles ça du poisson... Pour rentrer dans c'te boîte, ils doivent pas être bien gros, tes poissons ! Je m'demande bien comment on les fabrique ceux-là.
— Bon, on y va ? demanda Bernard en se grattant le menton.
C'était bientôt dix-huit heures trente, le soir s'en allait chercher la nuit, et les seaux, toujours vides, furent empilés et rangés dans le coffre, à côté des sièges pliants et des cannes à pêche repliées. Martin récupéra la boîte avec un peu de sympathie, la secoua et il y eut un bruit. Il fronça les sourcils et renversa la boîte dans la paume de sa main. Un petit caillou s'y blottit, mi-saillant mi-poli, un peu rose. Martin le prit entre deux doigts et le monta à hauteur de ses yeux.
Au moins, pensa-t-il, il y avait quelque chose dans cette boîte, quelque chose de la nature. Ça n'était pas grand-chose à vrai dire, mais vu ce que cette boîte représentait de saletés et de maux – tous les maux, peut-être, de la modernité –, c'était comme un espoir. Il jeta la boîte dans une poubelle et garda son trésor dans sa poche avant de rejoindre ses amis qui l'attendaient dans la voiture, en boitant.
— Bon, on rentre ? soupira Bernard, le regard dans le vide, le menton plissé par son poignet béant.
C'était un bon vivant aux cheveux grisonnants, avec un barbe neuve mais déjà blanche et un ventre dodu. À côté, assis sur son siège pliant, à moins qu'il ne fût assoupi, Jean-Louis grogna doucement, le visage caché sous sa casquette kaki. Martin, celui qu'on avait surnommé « Martin-pêcheur » jadis et qui avait disait-on, construit sa gloire auprès des dames avec sa canne à pêche, revint vers ses amis en terminant de refermer sa braguette. Il bâilla un coup sec, s'étira un peu.
— Allez, un dernier lancer et on décampe !, dit-il. Ça sera pas la pêche miraculeuse, hein les gars.
Il saisit sa canne, l'arracha du sol et de sa sieste. Retirant à son hameçon le plaisir de la baignade apaisée, il le fit tournoyer un peu dans l'air et le jeta un peu plus loin, à un endroit où celui-ci n'avait pas pied. L'hameçon disparut sous l'eau, puis remonta à la surface en faisant des petites bulles, effaçant les derniers petits ronds d'eau qu'il avait dessinés en plongeant. Martin se racla grassement la gorge et attendit, l'œil aux aguets. Bernard se leva de son siège pliant et fit quelques pas au hasard, s'étira les bras vers le ciel. Il marcha jusqu'au panier en osier qui dormait dans l'herbe, sortit la bouteille.
— Un dernier verre ? Y a presque plus rien...
Jean-Louis renifla, passa un doigt sous son nez, et grogna à nouveau. Martin, les mains dans les poches, regardait le rivage. Bernard remplit deux verres et revint vers ses amis. Il tendit à Jean-Louis le rafraîchissement, qui avait eu le temps lui aussi de chauffer et de s'ennuyer amèrement, et il se rassit au fond de son siège, le regard dans le vide, en direction de Martin.
La ligne, d'un coup, se courba. Martin parut surpris, attendit un moment puis tira un coup sec l'hameçon hors de l'eau. Il y avait quelque chose au bout, qui voltigeait et qu'il attrapa au vol avec son poing robuste. Ça n'avait pas la figure d'un poisson. C'était une boîte de conserve rectangulaire, elle avait logé à son heure de gloire une famille de sardines dans un bain d'huile. Malgré la peinture légèrement écaillée résistait la célèbre marque de sardines en conserve : Pradone. Martin l'admirait malgré tout dans sa main, avec un certain amusement et une étrange mélancolie. Il ne put s'empêcher de sourire et poussa un petit rire d'autodérision. C'était ça, désormais, la pêche : nettoyer les océans, les lacs et les rivières ; et la chasse avait pour gibier les déchets.
— Alors ? demanda soudain Jean-Louis en ouvrant les yeux et, trouvant sous son nez le verre de vin qu'avait rempli Bernard, il sourit, ravi, et en but une gorgée.
Assis dans l'herbe fraîche, les trois camarades regardaient en silence la boîte de conserve vide. L'opercule était ouvert à moitié, la boîte n'avait pas eu le temps de rouiller. L'anneau avait dû s'accrocher à l'hameçon par on ne sait quel hasard. Les chants de la nature accompagnaient le mutisme des trois pêcheurs. Chacun rêvassait à son rythme, bercé par le coulis de l'eau ou le roucoulement des oiseaux, par les chaleurs de l'alcool ou la fraîcheur du vent et des nuages. Ils se souvinrent du célèbre slogan « Pradone, la boîte qui change la donne ! ».
— Eh ben, vous voyez, c'te canette, elle est pas là depuis bin longtemps ! osa Martin d'un air monotone. J'sais pas qui c'est qui l'a mis là, c'te drôle de poisson... p'têt bien que ce sont des touristes. Ou p'têt des jeunots. Des boîtes, des boîtes... Boîte par-ci, boîte par-là, partout des boîtes !
Il se tut, redonnant au silence le droit à la réplique.
— Eh ouais, mon pauv' vieux, va ! On va finir dans des boîtes nous aussi, tu sais. Mais pas des belles boîtes comme celles-là, oh non, des boîtes en bois, bien plus grandes. Je m'demande si y a pas des géants qui vont les pêcher, ces boîtes, quand on sera plus là.
— Des géants, eh ben mon p'tit Jean-Louis, tu pourrais faire comique, t'aurais plus de succès qu'à la pêche ! railla Bernard avec monotonie, le regard rivé sur la boîte de conserve.
Martin se pencha, attrapa un verre et le remplit en vidant la bouteille. Un peu de lie nageait au fond du verre.
— Allez, santé les gars ! À la boîte de sardines, dit-il en se gaussant plein d'amertume. Longue vie à Pradone, la boîte qui change la donne !
— Vous savez à quoi ça m'fait penser, moi, c'te boîte ? maugréa Jean-Louis sans détourner les yeux de la boîte en question. À la misère des Hommes. Tellement misérables, rongés par leur bêtise, qu'ils en ont plus rien à s'couer, qu'ils s'comportent comme des rois, qu'ils croient au-dessus de tout et que jeter les boîtes de sardines dans un étang leur paraît naturel. Ils ont pas voulu profiter d'la nature, alors ils ont inventé leur nature, en métal, en plastique, en peinture, et qui obéit à leurs lois. Cette boîte, là, c'est bien la preuve qu'à un moment donné dans l'histoire, y a eu les Hommes.
Jean-Louis se tut un moment. Les autres lui lançaient des regards moitié amusés, moitié blasés.
— Elle a d'la chance, c'te boîte, marmonna Jean-Louis presque pour lui-même. Elle a pas à se poser de questions, elle est là un point c'est tout. Nous on arrête pas de se demander comment se faire plein d'fric, comment rentrer dans l'dictionnaire, mais la boîte, elle, elle a rien d'mandé. Elle y est, dans l'dictionnaire, c'est tout, elle en sait rien, elle s'en porte tout aussi bien. Nous, on sait trop et on sait rien. Je m'demande ce qui est plus facile entre une vie d'objet et une vie d'humain : à notre âge, mieux vaut-il pas être celui qui sait rien et qui fait rien, que celui qui sait et qui fait rien ? Est-ce qu'on serait pas un peu déjà devenus des boîtes nous aussi, plus ou moins bien remplies ? Les jeunots ils savent tout maintenant avec l'Internet... Y a p'têt un p'tit espoir pour nos lendemains, va.
Jean-Louis, à nouveau, se tut. Bernard termina son verre. Bientôt Martin l'imita.
— Ah, les boîtes..., soupira Martin. Chef-d'œuvre de l'industrie alimentaire ! Ça périme pas, qu'ils disaient. Ben vous voyez, ils avaient raison : même au fond des étangs, ça périme pas. Drôle de poisson, va !
— Et encore, t'appelles ça du poisson... Pour rentrer dans c'te boîte, ils doivent pas être bien gros, tes poissons ! Je m'demande bien comment on les fabrique ceux-là.
— Bon, on y va ? demanda Bernard en se grattant le menton.
C'était bientôt dix-huit heures trente, le soir s'en allait chercher la nuit, et les seaux, toujours vides, furent empilés et rangés dans le coffre, à côté des sièges pliants et des cannes à pêche repliées. Martin récupéra la boîte avec un peu de sympathie, la secoua et il y eut un bruit. Il fronça les sourcils et renversa la boîte dans la paume de sa main. Un petit caillou s'y blottit, mi-saillant mi-poli, un peu rose. Martin le prit entre deux doigts et le monta à hauteur de ses yeux.
Au moins, pensa-t-il, il y avait quelque chose dans cette boîte, quelque chose de la nature. Ça n'était pas grand-chose à vrai dire, mais vu ce que cette boîte représentait de saletés et de maux – tous les maux, peut-être, de la modernité –, c'était comme un espoir. Il jeta la boîte dans une poubelle et garda son trésor dans sa poche avant de rejoindre ses amis qui l'attendaient dans la voiture, en boitant.
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Pourquoi on a aimé ?
Un texte qui fait sourire grâce aux trois personnages un peu bourrus, mais sympathiques ! La plume de l'auteur peint un cadre rural et provençal
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Pourquoi on a aimé ?
Un texte qui fait sourire grâce aux trois personnages un peu bourrus, mais sympathiques ! La plume de l'auteur peint un cadre rural et provençal