La détonation du pistolet claque, puis se perd au loin.
Les premiers coureurs s'élancent à vive allure, avec la volonté d'en découdre. Les suivants se montrent un peu moins véloces, puis doucement, de ligne en ligne, l'ardeur s'estompe. L'onde de départ arrive enfin jusqu'à moi. Je pars avec plusieurs dizaines de secondes de retard mais peu importe, l'enjeu n'est pas là.
Nous sommes plusieurs milliers à participer. Je me sens comme un grain de sable perdu dans le Sahara, un grain de sable un peu différent des autres, un grain de sable capable de gripper la machine.
Je parcours les premiers kilomètres tranquillement, le temps que mon corps s'échauffe et trouve son rythme. Je me camoufle au milieu de cette masse d'individus, ne pas se faire remarquer, pas tout de suite.
A mes côtés se trouvent Arnie, mon entraîneur, et Tom, mon petit ami. Ils ont accepté de me soutenir, même s'il a fallu du temps pour convaincre Arnie. Nous courons ensemble depuis longtemps, chacun à sa propre cadence. Je remplis et vide mes poumons, je gère ma foulée, je suis bien.
Au sixième kilomètre, le camion de la presse nous dépasse et j'entends un photographe interpeller le conducteur "Ralentis, ralentis !"
S'ensuit un moment de flottement puis un cri de délation résonne :
"C'est une femme ! C'est une femme !"
Je me retourne et découvre l'homme qui a donné l'alerte. C'est un des organisateurs de la course, le codirecteur apprendrai-je plus tard, je ne vous dirai pas son nom, l'histoire ne le retiendra pas.
Il paraît hors de lui. Dans son regard, je lis un mélange de haine et de désarroi. Il sent que la situation lui échappe. Il s'agrippe à mon maillot, ne veut pas le lâcher, comme il ne veut pas lâcher son petit pouvoir. Il est la norme, je suis l'intruse, il est le passé, je suis l'horizon.
Il essaie d'arracher mon dossard 261, symbole officiel qu'il ne veut pas reconnaître. Tous les regards se portent sur nous, chargés de stupeur et d'incompréhension. Tom me vient en aide. D'un coup d'épaule, il envoie valser le codirecteur sur le bas-côté. Sortir avec un joueur de football américain, ça aide.
Les autres coureurs m'observent plus attentivement. Certains sont enthousiastes, mais la plupart me scrutent, me toisent, me jugent. Comment a-t-on pu laisser une femme participer à un marathon réservé aux hommes depuis soixante-dix ans ? C'est très simple les gars, je me suis inscrite avec uniquement les initiales de mes prénoms: K. V.
Une femme, oui, je suis une femme. Je n'ai pas de revendication particulière, je veux courir : juste courir.
Je tourne la tête vers Arnie, il n'est plus tout jeune. Il a tout de même eu du courage, il a dû s'opposer aux principes de sa génération. Je souris en repensant à ses premiers arguments pour m'empêcher de participer "Une femme trop sportive risque de se retrouver avec de grosses jambes, la poitrine velue et l’utérus qui descend". Cela dit, c'est ce que pense la majorité des hommes de mon époque, et des femmes aussi malheureusement. Je me demande si toutefois des testicules n'auraient pas plus de chances de subir la gravité ?
Mais ce qui a achevé de le convaincre, c'est mon obstination, ma résistance. J'ai couru le jour, la nuit, en été, sous la pluie. Je me suis entraînée avec les hommes de mon université, sans distinction. Quand j'ai dépassé la distance d'un marathon et atteint les cinquante kilomètres, j'ai vu dans son regard du respect, de bipède à bipède. Et aujourd'hui, c'est avec une grande fierté qu'il court à mes côtés.
Les kilomètres s'enchaînent, nous remontons la rivière Charles. Mes jambes commencent à me brûler, l'acide lactique s'est accumulé doucement dans mes quadriceps. Mais, rien, je ne vais rien lâcher. Je finirai en rampant, les genoux en sang s'il le faut, j'irai jusqu'au bout. Si j'abandonne, je donne raison à ceux qui pensent que ce n'est pas possible.
Je m'accroche. Mes pas s'enchaînent, mécaniquement, sans contrôle. Je me concentre sur mon souffle, inspiration, expiration, inspiration, expiration,...
Enfin, j'aperçois la ligne d'arrivée, plus que quelques mètres, plus que quelques secondes me séparent de l'avant et de l'après.
Je passe la ligne, le chronomètre annonce quatre heures et vingt minutes.
Je l'ai fait !
Je m'appelle Kathrine Switzer, nous sommes le 19 avril 1967, et je suis désormais la première femme à avoir couru officiellement le marathon de Boston.
Les premiers coureurs s'élancent à vive allure, avec la volonté d'en découdre. Les suivants se montrent un peu moins véloces, puis doucement, de ligne en ligne, l'ardeur s'estompe. L'onde de départ arrive enfin jusqu'à moi. Je pars avec plusieurs dizaines de secondes de retard mais peu importe, l'enjeu n'est pas là.
Nous sommes plusieurs milliers à participer. Je me sens comme un grain de sable perdu dans le Sahara, un grain de sable un peu différent des autres, un grain de sable capable de gripper la machine.
Je parcours les premiers kilomètres tranquillement, le temps que mon corps s'échauffe et trouve son rythme. Je me camoufle au milieu de cette masse d'individus, ne pas se faire remarquer, pas tout de suite.
A mes côtés se trouvent Arnie, mon entraîneur, et Tom, mon petit ami. Ils ont accepté de me soutenir, même s'il a fallu du temps pour convaincre Arnie. Nous courons ensemble depuis longtemps, chacun à sa propre cadence. Je remplis et vide mes poumons, je gère ma foulée, je suis bien.
Au sixième kilomètre, le camion de la presse nous dépasse et j'entends un photographe interpeller le conducteur "Ralentis, ralentis !"
S'ensuit un moment de flottement puis un cri de délation résonne :
"C'est une femme ! C'est une femme !"
Je me retourne et découvre l'homme qui a donné l'alerte. C'est un des organisateurs de la course, le codirecteur apprendrai-je plus tard, je ne vous dirai pas son nom, l'histoire ne le retiendra pas.
Il paraît hors de lui. Dans son regard, je lis un mélange de haine et de désarroi. Il sent que la situation lui échappe. Il s'agrippe à mon maillot, ne veut pas le lâcher, comme il ne veut pas lâcher son petit pouvoir. Il est la norme, je suis l'intruse, il est le passé, je suis l'horizon.
Il essaie d'arracher mon dossard 261, symbole officiel qu'il ne veut pas reconnaître. Tous les regards se portent sur nous, chargés de stupeur et d'incompréhension. Tom me vient en aide. D'un coup d'épaule, il envoie valser le codirecteur sur le bas-côté. Sortir avec un joueur de football américain, ça aide.
Les autres coureurs m'observent plus attentivement. Certains sont enthousiastes, mais la plupart me scrutent, me toisent, me jugent. Comment a-t-on pu laisser une femme participer à un marathon réservé aux hommes depuis soixante-dix ans ? C'est très simple les gars, je me suis inscrite avec uniquement les initiales de mes prénoms: K. V.
Une femme, oui, je suis une femme. Je n'ai pas de revendication particulière, je veux courir : juste courir.
Je tourne la tête vers Arnie, il n'est plus tout jeune. Il a tout de même eu du courage, il a dû s'opposer aux principes de sa génération. Je souris en repensant à ses premiers arguments pour m'empêcher de participer "Une femme trop sportive risque de se retrouver avec de grosses jambes, la poitrine velue et l’utérus qui descend". Cela dit, c'est ce que pense la majorité des hommes de mon époque, et des femmes aussi malheureusement. Je me demande si toutefois des testicules n'auraient pas plus de chances de subir la gravité ?
Mais ce qui a achevé de le convaincre, c'est mon obstination, ma résistance. J'ai couru le jour, la nuit, en été, sous la pluie. Je me suis entraînée avec les hommes de mon université, sans distinction. Quand j'ai dépassé la distance d'un marathon et atteint les cinquante kilomètres, j'ai vu dans son regard du respect, de bipède à bipède. Et aujourd'hui, c'est avec une grande fierté qu'il court à mes côtés.
Les kilomètres s'enchaînent, nous remontons la rivière Charles. Mes jambes commencent à me brûler, l'acide lactique s'est accumulé doucement dans mes quadriceps. Mais, rien, je ne vais rien lâcher. Je finirai en rampant, les genoux en sang s'il le faut, j'irai jusqu'au bout. Si j'abandonne, je donne raison à ceux qui pensent que ce n'est pas possible.
Je m'accroche. Mes pas s'enchaînent, mécaniquement, sans contrôle. Je me concentre sur mon souffle, inspiration, expiration, inspiration, expiration,...
Enfin, j'aperçois la ligne d'arrivée, plus que quelques mètres, plus que quelques secondes me séparent de l'avant et de l'après.
Je passe la ligne, le chronomètre annonce quatre heures et vingt minutes.
Je l'ai fait !
Je m'appelle Kathrine Switzer, nous sommes le 19 avril 1967, et je suis désormais la première femme à avoir couru officiellement le marathon de Boston.