Le gage

Une explosion retentit derrière elle, Carla n'a pas le temps d'y faire attention. Elle ne peut décrocher son regard de la corniche qui lui fait face. Comprenant que c'est le bon moment, elle court, rassemble toutes ses forces et saute. Elle se réceptionne sur une roulade et se relève d'un bond, ravie que toutes ses séances de sport intensives aient enfin payé. Elle s'apprête à continuer sa course effrénée, consciente des obstacles qui l'attendent sur sa route et de l'air chaud émanant de l'explosion qui lui assèche la gorge lorsque...

« Coupé ! »

Un réalisateur à l'air jovial vient de lâcher ce mot libérateur pour Carla. Au-dessous d'elle, des techniciens s'affairent pour éteindre le feu généré par les effets pyrotechniques. Elle prend l'escalier caché derrière la façade factice pour rejoindre le reste de l'équipe sur le plateau.

Carla hésite. Elle est fière de sa cascade mais elle l'était déjà les sept fois précédentes. Est-ce qu'elle va enfin pouvoir aller se reposer un peu en régie, ou devra-t-elle à nouveau affronter cette corniche qui semble la narguer un peu plus à chaque tentative ? Se préparant mentalement à subir encore une fois l'interminable procédure de vérification du harnais de sécurité, moment terriblement ennuyeux qu'elle redoute plus encore que son saut entre deux immeubles, elle se dirige vers le réalisateur.

« C'était super Carla ! J'ai bien ressenti l'intensité des efforts qu'il a fallu pour ton saut, et surtout, on voit bien tes muscles se contracter à la caméra ! J'ai vu que t'avais l'air prête pour la suite de la séquence, mais finalement, après en avoir discuté avec les autres, on pense que cette scène aura plus d'impact si elle finit sur un close-up. Jenny est déjà en train de bosser son regard déterminé, regarde ! »

Intriguée, Carla jette un regard vers la vraie star du film. Jenny, face à la glace, essaie différentes moues s'apparentant plus ou moins à ce que le réalisateur vient d'appeler un « regard déterminé ». Pour la cascadeuse, que les nuances du jeu d'acteur n'intéressent pas, ces distorsions faciales exagérées lui paraissent presque aussi ridicules que le scénario du film pour lequel elle a signé. « Si y avait pas ce foutu gage, j'aurais planté là ces guignols depuis longtemps, » pense-t-elle.


Cette réflexion la renvoie une semaine plus tôt, lors de la soirée où elle a pris cet engagement fatidique. La conversation avait pourtant commencé innocemment par un débat banal sur la présence des sportifs au cinéma. « Essaie un peu de dire du mal de Space Jam, et ensuite tu pourras critiquer le reste des films avec un sportif au casting, » l'avait challengée une de ses amies. « Le scénario ne tient pas debout, » avait répondu Carla, très pragmatique, « l'animation a des défauts, l'acting laisse à désirer, et surtout, c'est une longue pub d'une heure et demie ! Super la motivation artistique ! » Piquée au vif sur un de ses films d'enfance, son amie lui avait répondu : « De toute façon je suis sûre que t'es jalouse ! Tu dis ça parce que personne ne t'a demandé à toi de tourner dans un film ! » Carla n'avait jamais rien entendu de plus ridicule. Le monde du cinéma ne l'avait jamais intéressée, et, si on lui avait fait une proposition, elle l'aurait rembarrée aussi sec. Elle décida de s'éloigner et de profiter de la soirée en participant aux jeux d'alcool qui se déroulaient un peu plus loin. Elle prit donc part à un beer pong, où elle put démontrer pleinement que ses succès sportifs reposaient davantage sur ses performances physiques que sur son adresse. Ayant mis toutes les balles à coté et constatant que pas un de ses verres n'avait échappé aux lancers de ses adversaires, elle lâcha simplement ces mots : « Je suis désolée, je ne bois pas. » En entendant une masse de gens râler et flairant là-dessous quelque source de ragot, son amie accourut et se fit expliquer la raison de ce mécontentement général. Animée par une idée qui venait de poindre dans son cerveau rancunier, elle prit la parole : « C'est pas juste ça Carla. T'as engagé la partie, tu peux pas en changer les règles comme ça t'arrange. T'es pas censée connaître encore mieux que nous la notion de fair-play ? C'est ton domaine, ça, non ? » « Justement, » lui répondit Carla « comme tu le soulignes subtilement, je suis une sportive de haut niveau. Ça implique prendre soin de mon corps. Donc le résultat est sans appel : je ne bois pas. » Son interlocutrice ne lâcha pas l'affaire aussi facilement. « Justifie-toi comme tu veux, moi j'appelle ça de la triche. Tu as perdu, tu es censée être pénalisée. Tu ne veux pas boire, ok, pas de problème. Mais tu dois quand même avoir un gage ! » La foule éméchée s'éveilla en entendant ce mot. D'un brouhaha indistinct surgit peu à peu une seule parole scandée avec autant de conviction que peuvent le permettre quelques grammes d'alcool dans le sang : « Un gage ! Un gage ! ». Carla avait sa fierté. Sur le terrain comme dans la vie, elle n'aurait pas pu supporter qu'on la traite de tricheuse. « Vas-y, c'est quoi ton gage ? ». « Tu vas chercher à te faire engager dans un film. »

Carla ne chercha pas longtemps. Los Angeles regorge de réalisateurs avides de noms connus à placarder sur une affiche. Elle fut mise en contact rapidement avec l'un d'eux, qui ne put cacher sa déception lorsqu'il la vit entrer dans son studio. « C'est marrant, en vous voyant de loin sur le terrain, on pourrait penser que vous êtes jolie. » Après cette agréable mise en jambe, il prit sur lui de lui expliquer en long, en large, et en travers pourquoi elle deviendrait la tête d'affiche de son film sans qu'elle ne puisse jamais montrer la sienne. « Vous comprenez, ici on cherche à faire rêver les gens. On leur montre ce qu'ils ne peuvent pas avoir. Vos muscles en font partie. Votre visage, en revanche... » Carla s'apprêtait à sortir en trombe. « Voici ce que je vous propose, » intervint le réalisateur in extremis. « Je vous engage en tant que doublure. » Il marqua une pause. « Comme ça, je peux mettre votre nom sur mon affiche, j'engage une jeune actrice peu connue et pas trop chère avec un physique plus avantageux, et vous, vous faites uniquement des cascades, sans avoir aucune réplique à retenir. » Malgré le fait qu'elle se sentait insultée, Carla accepta ce marché qui lui offrait un compromis qu'elle n'était pas sûre de pouvoir retrouver ailleurs. Sur une poignée de main reluctante, elle fut engagée.


Cependant, une semaine plus tard, Carla regrette ce choix. Elle est fatiguée par les séances ciblées qui la forcent à gagner une masse musculaire superficielle. Elle en a assez de déambuler parmi des décors vides et d'interagir avec des accessoires factices. Mais plus encore, elle redoute l'hypocrisie de ses partenaires, la couvrant de compliments à la fin de chaque scène et l'injuriant au moindre faux-pas qui les force à reprendre la chorégraphie des acteurs et du matériel technique à zéro.

A bout de nerfs, Carla marche promptement vers le réalisateur. « Ça suffit, » dit-elle fermement, « j'arrête ! » « Quoi ? » s'étrangle-t-il. « J'en ai assez de ce monde de faux-semblants. Voir toute la journée des fausses personnes sur des faux bâtiments jouer des faux sentiments, ça ne m'intéresse pas. Je veux quelque chose de vrai. » « Fais gaffe ma grande, » lui répond le metteur en scène vexé, « tu t'engages sur une pente glissante. Tu veux un truc vrai ? Le voila : tu crois que tu veux pas du cinéma, mais c'est le cinéma qui veut pas de toi. T'es pas moche, hein, mais t'es quelconque. Des filles comme toi, j'en reçois dans mon studio tous les jours. Elles pensent qu'elles méritent leur heure de gloire mais elles sont même pas capables de comprendre que pour vous, elle s'arrête après trente ans. Alors maintenant, t'arrêtes de faire ta pleureuse ou tu dégages. » « Merci pour cette grande vérité, » conclut Carla, après avoir fermé son application dictaphone. « Ne vous inquiétez pas pour le nom connu sur votre affiche : demain, le vôtre sera célèbre. »