Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. La grande paillote au centre de la maison contenait en son sein une multitude de personnes. Venus des quatre coins du quartier, vieux, jeunes, enfants s'étaient donné rendez-vous. Ils étaient en grand nombre et parlaient de tout et de rien. D'alors, chaque soir, Mondoto la vieille tante de la maison regroupait les enfants et les enseignait la parole de sagesse. Ses connaissances de la vie relevaient de ses saisons sur la terre, disent les beaux parleurs de son alentour. Mais Tante ne manquait pas de signaler que la vieillesse ne s'assimile pas à la sagesse. Un adolescent peut être qualifié d'un sage pourvu qu'il respecte les lois de la nature, emprunte la voie de la pudeur, chemine la prudence, se cultive et respecte la providence. Tout le reste la province s'en chargera. Ces remontrances aux beaux parleurs ne trouvèrent pas refuge dans leurs tympans. Elles entraient par l'ouïe droite et se faufilaient par celle de la gauche dans la nature.
Pour la soirée, Tante avait promis l'enseignement sur Awlignon, la fille mirobolante, affirmaient les enfants sans vergogne. Pour cela, la soirée s'était faite extraordinaire. Tous voulaient écouter l'histoire d'Awlignon et attendaient la conteuse impatiemment. Néanmoins, Tante ne venait toujours pas. Certains, fatigués de l'attente sans fruit, s'adossèrent aux pieds de la paillote. D'autres, rivés sur la route menant vers la piaule de la vieille dame, prirent l'espoir entre les deux mains. Non loin, un lampion déchira la nature par son minuscule éclat. Une octogénaire, mince, peau consumée, venait en s'appuyant sur une canne.
- C'est Tante, cria Dossi, la fille aux yeux soleil dont le sommeil fuyait.
Un sourire se dessina sur les visages. Les somnolents se réveillèrent puis flottèrent les yeux. Deux jeunes s'élevèrent dare-dare pour porter de secours à la vieille dame. Toutefois, elle s'opposa catégoriquement. Les enfants la connurent par cœur. Elle est une vaillante femme qui n'aimait pas montrer sa faiblesse devant quiconque. Elle est à l'image d'un caméléon et portait toujours la marque de la prudence. Après qu'elle ne prenne siège, Gouton, le garçon bavard du rang des enfants dit : -Tante, tu nous avais promis l'histoire d'Awlignon, la fille mirobolante.
- Je vous avais longtemps interdit l'agitation, répliqua la conteuse. Le sage ne donne que sa parole. Un sage peut oublier une chanson, mais pas une parole. La parole est la semence que tout vieux sème à l'arrière-cour de sa maison. La parole est le plus grand des héritages qu'un cœur mourant peut livrer à ses progénitures.
Ce rappel de Tante mit de l'ordre dans le rang des spectateurs. Un ange passa.
- Il y a longtemps, très longtemps, commença Mondoto. Très longtemps avant que la nuit et le jour ne deviennent des ennemis. Très longtemps avant que les jeunes diplômés ne trouvent refuge dans le corps des taximen, vivait dans un royaume une jolie princesse au nom de Awlignon. Ni être Vénus, la femme déesse de la grande beauté, elle attirait l'attention de tout le monde. Ses mignons seins en forme de papaye octroyèrent à sa poitrine une taille époustouflante qui faisait dormir debout tous les hommes. Son derrière arrondi de deux côtés circonférences cadençait au rythme de ses pas.
- Dîtes-nous, Tante, était-elle belle plus que Mamiwata, la déesse des eaux ? interrogea un jeune.
La conteuse ne répondit pas. Mais s'empressa de mettre un tabac sous la dent.
Elle ne laissait jamais indifférent aucun être humain sur son passage, continua-t-elle. Les hommes salivaient et bandaient à sa vue. Bon nombre d'hommes couraient à sa suite. Des riches, des chevaliers, des princes venaient en grand nombre demander sa main. Néanmoins, la jeune princesse n'avait d'yeux pour personne. Son dernier refus fut celui d'un roi plus riche que son père. Cela naquit une répugnance dans le royaume et tout se demandait sa préférence. Aucun des prétendants n'égala pas sa beauté, disait-elle.
- N'y avait-il pas des sorciers dans le royaume ? interrogea Hosetô, la timide fille du rang des enfants.
- Belle question, avoua Tante. Mais elle se hâta de signaler à l'enfant qu'elle ne devrait pas l'arrêter selon les règles.
Aucun sortilège n'avait dompté son cœur, répondit Tante.
- Même pas celui d'Ogou, le grand sorcier des fers ? lança un quadragénaire.
Mondoto fit sourde à son interrogation et continua son histoire.
La vie coulait à son rythme ordinaire. Partout, Awlignon était au cœur des palabres des habitants. Un jour, pendant que le soleil renvoyait ses rayons, la lune étalait ses progénitures et que l'air vagabondait dans la nature, Awlignon, accompagnée de ses escortes, rencontra Mègli, un jeune étranger sur le chemin du marché. Celui-ci foudroya son cœur par sa beauté et elle tomba amoureuse. L'étonnement naquit dans le royaume. Certains se demandaient par quel sortilège le jeune étranger a pu dompter son cœur. D'autres se disaient que Mègli était l'envoyé de la providence. Car jamais, la fille du roi ne s'était
affaiblie devant quiconque. Les jours s'écoulaient, les nuits se succédaient. Leur relation ne tarda pas à gagner le royaume. Entre les deux, ce n'était plus un amour frelaté comme le disent les jeunes gens, des amours sans but précis. Mais un vrai amour qui s'exhibait au grand public. De la bouche des indiscrets, le roi apprit la relation de l'étranger avec sa fille et s'opposa. La princesse ne respecta pas la décision du roi et décida coûte que coûte de se marier à l'étranger. Sous pression, son père céda et elle accompagna son mari pour sa demeure.
Une semaine déjà, le jeune couple marcha. Loin, loin du royaume, loin des yeux indiscrets, ils marchèrent. Ils marchèrent dans le jour, dans la nuit. Parfois, ils rencontrèrent quelques êtres humains. L'inquiétude commença par pénétrer Awlignon. Chaque fois, elle demanda à son mari si la demeure est encore loin. Celui-ci la persuada et l'encouragea. Voilée par la beauté de l'homme, elle garda l'espoir. Pendant que les habitations cédèrent, place aux forêts et que les animaux géants remplacèrent les êtres humains, la terreur prit en otage la princesse.
- Il y a-t-il le lion parmi ces animaux ? questionna Gouton.
- Si la grenouille ne va pas à la guerre, qu'est-ce qui sera l'arbitre ? interrogea la conteuse.
- Personne, répondirent en chœur les spectateurs.
- Je vous préviens. Quiconque m'arrête de nouveau continuera l'histoire.
Des êtres étranges apparurent et réclamèrent à Mègli des objets qu'il leur avait empruntés. Les habits, les bras, le pied, la tête pour ne citer que ceux-ci constituent les éléments prêtés. La livraison de ces objets métamorphosa le nouveau mari. Une nouvelle image le fut attribuée. Awlignon s'étonna de ce changement brut. Aucun être n'a été vilain autant que son homme, se disait-elle. Chaque fois qu'il la fixait, elle détournait son regard. Elle savait que la mort cheminait à ses côtés. Elle savait que personne ne pouvait la sortir des entrailles de son mirobolant mari désormais être étrange. Elle savait aussi que cette jungle était devenue sa demeure éternelle. Elle aurait dû écouter les conseils de ses parents ou épouser l'un des prétendants qui couraient à sa suite, pensa-t-elle. Mais la beauté l'aveuglait.
Vingt décennies déjà, Awlignon vivait toujours dans cette jungle au côté de son mari.
Un jour, Awlignon entama une chanson :
Mon cher mari, j'irai voir mes parents
Je suis la belle princesse de mon royaume
Je suis la mirobolante princesse
Aucun être n'égale pas ma beauté...
La conteuse n'avait pas fini de chanter que les spectateurs connurent la source de cette chanson qu'ils ont souvent fredonnée. En chœur, ils reprirent le refrain qui constitue la réponse du mari à sa femme.
Tu n'iras nulle part, ma jeune femme
Ma beauté que tu observais, te rappelles-tu cela ?
Mes beaux habits que tu contemplais, t'en souviens-tu de ça ?
Tante ne laissa pas l'assistance terminer la chanson, mais profita pour pénétrer la nature.