Le flacon d'opium

Extrait d'un journal intime tenu le 28 mai 1946
 
Cher journal,
Aujourd'hui, je vais te confier l'histoire de ma grand mère, qu'elle m'a raconté sur son lit de mort en me confiant un étrange flacon.
A cette époque là, ma grand mère, Hélène, avait environ 17 ans et habitait à Londres avec ses parents.
Son oncle, le conte d'Harpagon, avait retrouvé son épouse inanimée, étendue sur un fauteuil. Le constat accablant était tombé, la tante d'Hélène était morte. Le choc pour ma grand-mère avait été rude, elle qui considérait sa tante comme son modèle, avait l'impression d'être morte aussi. Le pire était sans doute que nul n'avait trouvé la cause de sa mort.
Elle se remettait péniblement de l'affreuse nouvelle lorsqu'une lettre parvint à sa mère, lui expliquant qu'elle et sa fille étaient conviées chez le comte d'Harpagon afin de prendre possession de quelques biens. « Je rechigne à vendre ses toilettes, leur expliqua-t-il, elles vous iront à ravir ». Le comte veuf les avait à l'occasion invitées pour prendre le thé, qu'elles avaient dégusté avec des scones tout chauds, lorsque quelque chose avait intrigué Hélène : un domestique passait et repassait devant elle, si bien que la mère d'Hélène le réprimanda. Le domestique avait alors tourné les talons avec un regard inquiet en direction du panier d'Hélène, dans lequel était rangé les quelques robes qu'elle avait choisies.
Et lorsque la mère et la fille avaient regagnées la voiture à cheval qui les attendait patiemment, Hélène avait aperçu le domestique qui marchait à pas rapides vers les quartiers mal famés du Venenum.
C'est apparemment là que l'histoire débuta véritablement, car ma grand mère, en essayant ses nouvelles robes trouva dans les plis d'un jupon un petit flacon quelconque, au fond duquel restait quelques gouttes d'un liquide blanchâtre. Et dont l'odeur rappelait étrangement celle de l'opium.
Dès lors, la jeune femme s'était interrogée.
Ce pouvait-il que le domestique ait un quelconque lien avec la mort de sa tante? Et les quartiers du Venenum ? Obstinée comme elle l'était dans sa quête de vérité, elle prit une décision stupide que toute personne raisonnable aurait contestée.
 

Elle s'était donc rendue aux quartiers du Venenum en regrettant de ne pas s'être habillée plus simplement car elle attirait l'attention.
Les matinaux habitants de ces quartiers pauvres se précipitaient dans leur logis en se signant lorsque elle les interrogeaient sur la provenance de son flacon. Elle avait, m'a-t-elle dit, la désagréable impression d'aller en enfer. Ce fut finalement un jeune garçon émacié qui lui souffla « Chez Pietro », en échange d'une pièce.
C'était en fait une sorte d'auberge délabrée au fenêtres clouées par des planches moisies. L'odeur nauséabonde d'urine que dégageait les lieux avait soudainement prit Hélène à la gorge, l'ayant forcée à s'enfoncer dans une ruelle qui jouxtait l'auberge, ce qui la sauva, car un homme, le domestique croisé plus tôt, était sortit brusquement de la vieille bâtisse.
Et là, elle avait entendu toute la vérité sur le décès de sa tante. En effet le domestique s'était entretenu avec un autre homme sur le fait que Mme d'Harpagon était morte suite à une consommation excessive d'opium.
Ma grand-mère avait donc découvert ainsi que sa tante, son modèle, était morte d'un excès de drogue que ces malfrats lui vendaient dans le but d'extorquer de l'argent à l'oncle de ma grand-mère, le « dives Senex » comme ils l'appelaient.
Cette nouvelle l'avait bouleversée à tel point que ma grand-mère était partie en courant dans un tel fracas que les escrocs l'avaient entendue et poursuivie.
Ils l'avaient par la suite attrapée puis séquestrée.
Elle avait été jetée comme un sac de pommes de terre sur le sol poussiéreux d'un hangar, pieds et poings liés. Elle y était restée plusieurs jours avant d'être chargée dans une voiture à cheval.
Le père de ma grand-mère avait dû débourser une rançon de 5000 livres pour récupérer sa fille.
 

Il lui avait ensuite reproché de s'être ruiné pour sauver une « droguée » comme il avait dit. Alors qu'il n'avait en fait aucune idée de pourquoi ma grand-mère s'était retrouvée dans ces quartiers mal famés.
Ses parents avaient ensuite voulu la punir de la plus horrible des manières en la forçant à se marier avec le baron Philippe de Mirlibus dans l'espoir de sauver son honneur de jeune fille.
Mais ma grand-mère qui croyait en l'amour véritable et ne voulait pas leur expliquer sa présence dans les quartiers du Venenum, pour ne pas ternir la mémoire de sa bien aimée tante, préféra prendre la fuite.
Oui, pas d'épouse pieuse ni prévenante, elle serait libre de prendre un nouveau départ.
 

Ses mains tremblèrent lorsqu'elle paya son billet, pourtant elle n'hésita pas. Elle n'emporta rien d'autre que sa petite personne et le flacon, témoin de cette histoire. Hélène avait observé la ville, à mesure que le bateau s'éloignait. Et plus il s'éloignait, plus il se rapprochait du nouveau monde, de sa nouvelle vie: l'Amérique.
 

Cher journal, tout cela te semblera bien insensé, hasardeux, mais moi je trouve que cela donne à réfléchir. A-t-elle bien fait? C'est à toi de le décider. Te demandes-tu pourquoi elle n'a rien dit sur la mort de sa tante, alors qu'elle avait presque tout deviné ? Personne n'est parfait, aucune alternative n'est jamais parfaite. Ce que la vie nous demande, c'est de faire de notre mieux, et moi, en observant les traits paisibles de ma grand-mère, alors qu'elle mourait, je devinais que, quelque part dans son esprit, sa tante s'agitait. Comme pour lui signifier qu'elle était fière d'elle.
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