Le duo des fleurs

Paris août 1944.
Pour Jacqueline, ça n’était pas une bonne idée d’aller à leur cours de chant, mais Denise avait insisté. Elle voulait absolument répéter une nouvelle fois. Mademoiselle Vernin, leur professeur habitait près de la place des Victoires, de l’autre côté des jardins du Palais-Royal. Elles portaient, l’une et l’autre une robe fleurie, forme trapèze et manches ballon, celle qu’elles porteraient pour le concert.
Lorsqu’elle ouvrit la porte, son regard reflétait la frayeur et l’incrédulité.
- Mais qu’est-ce que vous faites ici, vous êtes inconscientes ?
- On vient pour notre cours de chant, lança Denise tout en s’apprêtant à rentrer.
Mademoiselle Vernin la bloqua aussitôt.
- Il n’en est pas question. C’est déjà un miracle que vous ayez pu venir jusqu’ici. Vous n’avez pas entendu les coups de feu ? Cette nuit, ils ont tiré dans les jardins. Là, ça s’est calmé. Allez rentrez chez vous.
- Tu vois, je t’avais dit que c’était dangereux, martela Jacqueline à sa jeune sœur, tandis qu’elles rejoignaient la rue de Richelieu.
- Je voulais juste répéter une dernière fois avant notre concert...
- Parce que tu crois qu’il aura lieu ?
Denise répondit par un haussement d’épaules.
Elle le savait parfaitement que Paris grondait et que la Libération était proche. Deux jours auparavant, la famille était réunie autour du poste de TSF, quand, sur le coup des 22 heures 30, ils entendirent la Marseillaise. Leur père essuya quelques larmes, leur mère pria, tandis qu’elles se lançaient dans une valse endiablée. Les collabos de Radio Paris avaient pris la poudre d’escampette. Un journaliste annonça "Ici Radiodiffusion de la Nation française". Depuis le temps qu’on attendait de vivre ces moments. Puis ce matin, ce message : "L'heure de la libération définitive a sonné ! Français, debout ! Tous au combat !"
Elles étaient à quelques mètres de l’entrée de leur immeuble, lorsque trois hommes sortirent du passage Potier qui conduisait à la rue de Montpensier et au-delà, aux jardins. Ils portaient un quatrième qui semblait grièvement blessé. Ils étaient à peine plus âgés qu’elles. Ils avaient un pistolet à la ceinture et un brassard bleu blanc rouge avec une croix de Lorraine.
Denise serra la main de sa sœur.
- Vous savez s’il y a un médecin dans le quartier ? cria l’un d’eux, paniqué.
Jacqueline s’avança. Le jeune homme, blessé à la cuisse, semblait mal en point. Elle se pencha et examina la blessure. Le sang giclait par saccades.
- Vous avez tiré sur les boches ? questionna Denise avec admiration.
- On était en train de coller des affiches pour appeler au soulèvement et on est tombés sur une patrouille, répondit celui qui semblait le plus âgé. Ils étaient trop nombreux, on a été obligés de se replier.
- L’artère fémorale est touchée, je vais lui faire un garrot proposa Jacqueline en dégrafant la ceinture du blessé.
- Vous avez l’air de vous y connaître ?
- Elle fait des études d’infirmière, précisa Denise, tandis que sa sœur mettait le garrot en place.
- Il faudrait le conduire à un poste de secours, poursuivit Jacqueline. Il y en a un au Théâtre Français, allez-y. Vous demandez le docteur Espérandieu, c’est notre père.
- C’est où, le Théâtre Français ?
- On peut les accompagner ? proposa Denise.
- Le petit groupe s’apprêtait à se rendre au poste de secours, lorsqu’un véhicule allemand, déboucha à l’autre bout de la rue. Il s’agissait d’une Mercedes décapotable.
- Merde, des boches, hurla un des jeunes résistants.
- Vite, cachez-vous sous le porche ! Donnez-moi votre pistolet, commanda Jacqueline à l’un d’eux.
Ils eurent juste le temps de s’y engouffrer et de repousser le portail avant que le véhicule n’arrive à leur hauteur.
Jacqueline dissimula le pistolet dans son dos.
Le chauffeur s’arrêta et le passager en descendit, c’était un officier en uniforme des SS.
- Wo gehen Sie ? Où allez-vous mesdemoiselles ?
- On revient de notre cours de chant ! Répondit Jacqueline, en essayant de masquer sa peur.
- Un cours de chant ? C’est très intéressant... et il y a quoi là-dedans ? demanda l’officier en désignant la sacoche que tenait Denise.
- Nos partitions.
- Vos partitions... mmmhh, ou alors des informations pour ces traîtres de résistants...
- Regardez par vous-même, suggéra Denise en tendant la sacoche.
Le SS l’ouvrit.
- Ach ja, gut ! Lakmé de Léo Delibes, fit-il en tournant les pages.
- Vous lisez la musique ? questionna Jacqueline.
- Nein, je vérifie si ce n’est pas des codes pour la résistance... chantez !
- Comment ?
- Vous avez la partition, et bien, allez-y chantez ! Le duo des fleurs par exemple !
- Très bien, fit Jacqueline.
En un accord parfait, leurs voix cristallines commencèrent à entonner le duo qu’elles répétaient depuis des semaines avec mademoiselle Vernin.
"Sous le dôme épais
Où le blanc jasmin
À la rose s'assemble
Sur la rive en fleurs,
Riant au matin
Viens descendons ensemble"
L’officier, sous le charme, s’assit sur le garde-boue du véhicule et alluma une cigarette.
"Doucement glissons de son flot charm..."
Leur phrase fut soudain interrompue par un cri de douleur qui venait de sous le porche. L’officier SS se leva brusquement et porta la main à son arme.
- Was ist los ? hurla-t-il en bousculant les deux jeunes filles. Sortez, schnell !
Il n’eut pas le temps de pousser la lourde porte de bois, Jacqueline pointa le pistolet qu’elle tenait dans son dos et lui tira deux balles dans la tête. Le SS s’écroula. Elle tira ensuite à plusieurs reprises sur le chauffeur qui cherchait à dégainer. La tête éclatée, il s’effondra sur son volant.
Sans se poser de questions, Denise enjamba le corps de l’officier et ouvrit la porte.
- Vite, sortez, prenez leur voiture, le Théâtre Français est sur la place, au bout de la rue de Richelieu. Un des résistants éjecta le chauffeur de son siège puis prit sa place, tandis que les deux autres installaient leur compagnon sur la banquette arrière.
- N’oubliez pas, vous demandez le docteur Espérandieu, lança Jacqueline.
- Mademoiselle Espérandieu, on vous a déjà dit que vous ressembliez à Micheline Presle dans « La mélodie du bonheur » ?
Elle éclata de rire.
- Moi, c’est Jacqueline et vous c’est comment ?
Il démarra mais le bruit du moteur couvrit le son de sa voix. Il allait enclencher une vitesse, mais s’arrêta net. Le grondement et le cliquetis caractéristiques des chenilles d’un char envahissait la rue. Un Sherman américain venait d’apparaître au bout de la rue coupant l’accès au poste de secours. Jacqueline comprit immédiatement ce qui risquait d’arriver. La Mercedes faisait une cible parfaite. La mitrailleuse du char commença à cracher ses projectiles. A cette distance, la portée était insuffisante, mais le blindé s’approchait dangereusement. Jacqueline s’élança au milieu de la rue et agita les bras en avançant en direction de l’engin.
Denise lui hurla de se mettre à l’abri, mais le bruit des balles couvrait ses cris.
Jacqueline continuait de faire des signes tandis que les éclats de pavés et de métal giclaient devant elle, comme un orage de grêle. Les tirs cessèrent et le char continua sa course pour s’arrêter à quelques mètres de la jeune femme, la gueule du canon face à son visage.
Une odeur de poudre et de gaz d’échappement avait envahi la rue.
- Champaubert, c’est écrit Champaubert, c’est la 2ème DB, c’est des Français, cria Denise en se précipitant dans les bras de sa sœur.
- Vous êtes folle, on a failli vous tuer ! lança le chef de char en sortant de sa tourelle.
- On fait partie de la Résistance, répondit Denise, on a un blessé, il faut le soigner.
- On va vous ouvrir la route.
Le blindé fit demi-tour malgré l’étroitesse de la rue et redémarra en trombe, suivi de la Mercedes.
- Regarde, fit remarquer Denise, ils ont oublié leurs affiches.
Il était écrit :
« Parisiens, la lutte continue, plus que jamais tous au combat »
- Et si on allait les coller sur les murs, proposa Jacqueline.