Le droit de rêver

 
— Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité ! Tu étais comme paralysée...
 
— Tu exagères, Joyce.
 
Je fixe mon amie et je souris, amusée par la mine renfrognée qu'elle a et par les interminables reproches qui s'en suivront.
Assise face à elle à la petite terrasse de sa chambre, je sors de mon sac, les cahiers que j'ai apportés pour nos révisions en prélude à notre examen de baccalauréat qui aura lieu dans un mois. Toujours dépassée, elle me regarde en secouant la tête, tandis que moi je me contente de sourire.
Joyce est ma meilleure amie, la seule que j'aie d'ailleurs. Sans elle, mon quotidien serait fade ; du moins, plus fade qu'il ne l'est déjà. Elle a cette insouciance et cette joie de vivre qui colorent les journées que nous passons ensemble. J'apprécie énormément sa compagnie, car on ne s'ennuie jamais. Elle arrive facilement à me remonter le moral; et il faut dire que j'en ai plus que besoin actuellement.
 
Je n'ai que dix-sept ans, mais j'ai déjà l'impression de porter le poids du monde sur mes épaules frêles. C'est un fardeau très lourd que je dois trainer sur le chemin périlleux qu'est ma vie. C'est seulement lorsque je suis avec Joyce que je peux m'alléger et souffler. Il n'y a qu'avec elle que je peux m'échapper de mon quotidien difficile, m'enfuir, m'évader. D'ailleurs, ce n'est pas pour rien que j'aime la vue qu'on a depuis le balcon de sa chambre, dans cette maison de bourgeois. En effet, depuis notre position, nous avons une belle vue sur la ville et ses innombrables immeubles. L'agitation que je perçois des véhicules et des passants et paradoxalement, le calme apparent du quartier, sont pour moi une grosse source de distraction.
De cette manière, je parviens à oublier ces problèmes bien trop compliqués pour la simple adolescente que je suis. J'en arrive à oublier que suis orpheline et abandonnée à moi-même, que personne ne m'aime. J'arrive à oublier que je suis l'esclave de ma propre tante et de ses enfants depuis des années. Je réussis difficilement à oublier les regards pervers et les attouchements discrets qui découlent du harcèlement que me fait subir son mari, malgré mes plaintes. Je réussis à oublier le sentiment d'impuissance et la peur qui m'habitent chaque fois que mon regard croise le sien, chaque fois qu'il est près de moi, tout en me demandant à quel moment cette bête bondira sur moi, comme l'a fait son fils aîné la semaine dernière.
Grâce à cette vue, grâce à lecture, à mon amie, j'oublie mon existence merdique. De ce balcon, j'aperçois mes soucis s'envoler au loin. Pas si loin, tout de même ; car je sais qu'ils rôdent là dehors, qu'ils m'attendent perchés sur les poteaux électriques du quartier tels des oiseaux de mauvaise augure, attendant que je sorte pour se jetter sur moi. Mais pour l'instant, je suis là et je compte profiter de la paix qui m'habite pour étudier. Ne pouvant pas le faire calmement à la maison, je me dois de rester concentrée pour réussir mon Baccalauréat littéraire, qui tout comme le financement de mes études, ne dépend que de moi. Je n'ai que deux heures devant moi, je dois me dépêcher.
 
— Non Grâce, ne me fais plus jamais ça, insiste mon amie ; ça m'effraie. Je t'ai vraiment appelée pendant plus d'une minute, sans que tu ne réagisses. J'ai failli te verser de l'eau.
 
— Je ne t'avais pas entendue, désolée. J'étais concentrée à regarder dehors.
 
— À ce point ? Tu es sûre que tout va bien ?
 
— Oui oui, ça va.
 
— Je vais faire semblant de te croire, dit-elle en se levant, après m'avoir fixée avec insistance. Mais avant de commencer, dis-moi, tu as encore écrit ?
 
En guise de réponse, je hoche simplement la tête en souriant. Elle saute de joie et tape dans ses mains comme une gamine qui reçoit un cadeau. Elle se dirige vers sa table de chevet et revient avec ce téléphone qu'elle m'a offert pour me permettre de partager ma créativité. Je ne peux cependant pas l'utiliser chez nous — du moins, chez ma tante — au risque qu'il me soit confisqué. La dernière fois que j'ai essayé, mon cousin m'avait dénoncé à sa mère et j'avais à peine eu le temps de le cacher qu'elle m'avait déjà copieusement frappée, sans manquer de brûler mes cahiers d'écriture. Depuis lors, c'est Joyce qui le garde.
 
— Comme je suis ta première fan, montre-moi d'abord, je lis, s'extasie-t-elle. Après tu vas copier et publier. Il y a beaucoup de commentaires auxquels tu dois répondre ; les gens attendent la suite avec impatience.
 
Elle me tend l'appareil en souriant et en échange, je lui donne le dernier cahier d'histoires qu'il me reste et où je déploie en cachette, le fruit de mon imagination.
 
En faisant un tour sur le petit blog de cinq cents abonnés où je publie mes histoires — romans et nouvelles — , je suis prise d'émotion face aux commentaires positifs de mes lecteurs sur le premier chapitre du roman que je viens de commencer. Les appréciations qu'ils me font, sont toujours une source de joie pour moi. Je me réjouis de voir qu'au moins, j'ai encore quelque chose à laquelle m'accrocher dans cette vie : l'écriture. C'est le seul talent que le Ciel a daigné m'accorder, certainement en compensation à tout ce que je dois subir.
Avant de connaître Joyce, je ne savais même pas que c'était un talent. Je savais juste que j'aimais ça, utiliser mon stylo pour donner vie à mon imagination, écrire tout ce qui me passait par la tête, réel ou non. Avec ce simple stylo, j'arrive à mettre des mots sur mes peines, j'arrive à raconter mes souffrances, celles-là que je subis en silence et dont Joyce ne connaît que la moitié. M'apitoyer sur mon sort, est peut-être l'expression qui désigne mieux ce que je fais, mais avec un stylo tout cela prend un sens plus profond et important.
 
Écrire pour moi, c'est vivre et non survivre, comme je le fais. Écrire c'est parler, raconter, donner un sens à mon existence, à mes rêves. Avec mon stylo, je suis à la fois réalisatrice et actrice du film que je veux. Je peux être qui je veux, je peux être moi. Lorsque j'écris, je me retrouve pour ensuite me perdre dans un monde dont moi seule détient le secret. J'ai la possibilité de créer mon monde, un monde où on m'aime et de m'y enfermer. J'ai le pouvoir de créer. Le fait d'écrire m'accorde également le seul droit duquel je peux jouir pleinement : le droit de rêver. Oui, je peux rêver !
Je peux rêver de sortir de cet esclavage. Je peux rêver de devenir une grande avocate pour défendre les opprimés, comme j'aimerais qu'on le fasse pour moi. Je peux rêver de devenir une talentueuse et célèbre écrivaine. Avec ma plume, je peux tout faire. Écrire c'est donner vie non seulement à notre imagination, mais aussi à nos rêves et à nos désirs les plus fous, les plus profonds, les plus sombres et les plus inavouables ; c'est se construire un monde à notre façon ; c'est s'évader de ce monde cruel. Écrire c'est pouvoir...
 
— Grâce, appelle encore mon amie, me tirant encore une fois de mes rêveries. Tu es sûre que tu veux publier ce roman sur les réseaux sociaux ? Je sais que c'était un peu le but, mais je trouve qu'il y a beaucoup trop de détails choquants de ta vie privée.
 
— Sauf qu'il n'y a que toi qui sais que c'est réel. J'ai vraiment envie de raconter mon histoire cette fois, et pas celle de quelqu'un d'autre que j'aurais inventée. Je ne cherche pas le buzz, mais je vais publier ce roman. Peut-être qu'il consolera des semblables ou conscientisera certains... Et peut-être même, je l'espère, qu'il pourra être édité et devenir un Best-seller, qui sait, dis-je avec un petit rire.
 
— Moi je sais. Ne te sous-estime pas, tu as du talent. C'est possible. Tu as le droit de rêver, ma chérie.
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