Le dernier cauchemar de Kaba

- Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître.
Ces phrases résonnaient dans notre dortoir comme une partie de palabre d'un couple emportée dans la cour voisine par le vent de la nuit.
Cette nuit-là, Kaba avait fait un cauchemar. Il était en train de revivre surement un souvenir douloureux. Très vite alerté de mon sommeil par ses cris, je me levai, la fatigue aux jambes. Une inquiétude se lisait sur mon visage coloré et dessiné en forme pyramidale par la seule natte que nous partagions.
Kaba était un enfant de quatorze ans que j'ai rencontré lors d'une marche quand nous avions été contraints à quitter nos villages par des hommes armés.
La nuit qui avait précédé ce calvaire, j'avais terminé mon plat de tô et je révisais mes leçons. Très vite, le sommeil m'avait déjà emporté alors que je m'efforçais à terminer le poème « le laboureur et ses enfants » de Jean de la Fontaine. J'avais douze ans et j'étais le plus brillant élève de la seule école primaire du village. Le matin, de façon inhabituelle, je me retrouvai dans la case de ma grand-mère qui n'était plus fréquentée depuis le jour où elle a rendu l'âme. J'étais enveloppé dans son pagne traditionnel en compagnie de Lala, ma petite sœur. J'étais très convaincu que mon père, ma mère et ma grande sœur étaient partis aux champs. Un bruit allait me prouver le contraire. C'était le crépitement d'une arme. J'avais déjà entendu un bruit pareil mais pas autant fort et insistant. Au village, l'un des rituels d'adieu à nos morts est le fait de faire résonner les armes le jour de leurs funérailles. Cette fois-ci, les adieux n'étaient pas destinés aux morts ; des hommes armés avaient réveillé brusquement tout le village, enlevé hommes et femmes et laissé que des enfants. Le calvaire allait commencer car la panique publique nous avait contraint à fuir vers les villages voisins.
Des jours passèrent et des nuits s'écoulèrent sans que nous n'eûmes la moindre nouvelle de nos parents et de notre grande sœur qui avaient été aussi enlevés. Ma petite sœur qui avait pris la fuite avec moi était assoiffée et mourrait d'une faim de loup. Elle n'avait que neuf ans. Ma mère m'avait fait la confidence qu'elle fera une bonne femme. La soumission, le respect et la courtoisie résumaient tous les actes qu'elle posait. Notre famille allait-elle nous retrouver après le départ des hommes armés ? L'avaient-ils déjà exécutée ? Je me posais ces questions sous le regard d'un groupe d'animaux sauvages qui dévastaient un champ de mil abandonné par des paysans d'un village réputé dans la production de la bière locale appelée dolo.
Nous nous étions arrêtés sous un karité généreux qui avait donné beaucoup de fruits. Après quatre lunes de marche à manger des fruits sauvages, nous nous sommes fait un festin de fruits de karité et de la viande d'oiseaux morts. Nous avons cuit la viande avec du feu provoqué par des pierres et du bois sec. Nous avons également filtré l'eau troublée avec le pagne que portait Lala.
Après un très bon repos, Kaba, Lala et moi reprenions la marche vers un village inconnu. Ce village inconnu, Kaba en avait entendu parlé quand il servait toujours les hommes armés. Il nous disait que là-bas, nous aurons une assistance d'une ONG humanitaire.
Kaba nous avait sauvé de la noyade deux jours après que nous ayons quitté notre village, quand nous traversions la rivière aux sept génies. Ce jour-là, il s'apprêtait à se jeter dans la partie profonde de l'eau. Sa mère était sa seule famille depuis qu'il a perdu son père. Les hommes armés avaient exécuté froidement sa mère sous son regard et l'avait enlevé pour ensuite le forcer à combattre à leurs côtés.
- Mes maîtres m'ont appris à tuer des hommes, des femmes et des enfants comme vous. J'avais le choix entre ôter la vie à des innocents ou perdre la mienne : nous disait-il.
Le jour où il avait réussi à s'échapper, il avait décidé de mettre fin à sa vie par noyade. N'eût été notre arrivée, il l'aurait déjà fait. Quand nous devrions traverser la rivière, nous avions décidé de passer par la partie où l'eau coulait moins. Cette partie était silencieuse et l'on avait l'impression qu'elle n'était pas profonde. Tous deux, nous descendîmes dans l'eau quand soudain, une vague souterraine racla le peu de sable qui supportait nos poids. Nous étions déjà sous l'eau à se débattre vainement. Je ne revis la nature que sous un grand arbre. J'ouvrais doucement les yeux quand j'aperçus à quelques mètres Lala près d'un feu en compagnie d'un jeune garçon aux cheveux très lisses, brillant à la lumière du soleil. C'était Kaba. Il avait abandonné son idée de suicide et venait de nous sauver de la noyade. Depuis ce jour, nous sommes devenus une famille.
Nous étions à quelques mètres du village dont Kaba parlait. On avait laissé derrière nous les beaux chants d'oiseaux et emporté quelques fruits de karité. Le sol brulait nos pieds et les voix humaines nous parvenaient presque. Très loin, nous aperçûmes des femmes et hommes blancs fournissant des vivres à de jeunes enfants. Ces derniers avaient fui les massacres pour trouver refuge dans ce petit village devenu un site de déplacés pour enfants. Une jeune fille vint nous porter secours en nous emmenant nous reposer sous une tente en bois, coiffée d'une bâche bleue et hébergeant des orphelins. Il y'en avait plus d'une vingtaine et la nôtre était la plus ancienne. Les jeunes enfants qui l'habitaient avaient rejoint le service d'accueil de l'ONG et bénéficiaient d'une faveur de ses responsables. Ils étaient logés près du magasin de stockage dans une suite plus confortable.
Le soir, après que nous ayons mangé du couscous, la jeune fille nous conduit derrière les buissons où étaient creusés trois puits très profonds. Nous puisâmes de l'eau et nous nous lavâmes les trois en compagnie de Lata, une orpheline de quatorze ans retrouvée par une patrouille de chasseurs dans un village complètement saccagé par les hommes armés.
La nuit, avec Lata, avant de dormir, nous nous racontions nos histoires à l'exception de Kaba qui s'était vite endormi. Le sommeil, occasionné par la fatigue, l'avait fait voyagé dans une contrée de souvenirs. C'est au milieu de cette nuit que Kaba, dans ses cris nocturnes, m'a contraint à me réveiller. J'étais loin de penser qu'il était toujours normal. J'en arrivais même à la conclusion que nos marches avaient déclenché un trouble mental en lui. A peine réveillé de son cauchemar, il se mit à me parler :
- Quand les hommes armés m'ont enlevé, j'avais ton âge. J'ai massacré pendant deux ans au service de plusieurs maîtres. Le jour où j'allais m'échapper, Tado et moi devrions placer des mines sur des voies d'accès à un site de déplacés. Tado avait rejoint les hommes armés de son propre gré. Ces derniers lui avaient fait la promesse d'une fortune après la guerre. A vingt ans, il avait déjà fait ses preuves et allait bientôt s'appeler maître. Ce jour-là, nous n'étions que deux dans la forêt quand j'ai refusé de placer les mines qui allaient certainement tuer de jeunes innocents. J'ai refusé catégoriquement et quand Tado s'apprêtait à me mettre une balle dans la jambe droite, je l'avais déjà criblé de balles. Je quittai son corps d'un regard froid. Depuis ce jour, ma dernière victime ne cesse de hanter mes nuits.
- Tu n'avais pas un autre choix ; il fallait choisir entre sa vie et la tienne. Mais, pourquoi ton cauchemar ne nous fait sortir que ces phrases « Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître. » ? : lui demandais-je.
- Ce sont les dernières phrases que je lui ai adressées quand il me forçait à placer les mines parce que disait-il, il allait être bientôt mon maître. Ces phrases ont marqué le jour où j'ai tué un homme de mon propre gré.
Quand Kaba eût fini, nous restâmes les deux à se fixer les regards et à ressasser nos douloureux souvenirs jusqu'à ce que le sommeil nous emporte à nouveau.