Nouvelles
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Université Alassane Ouattara - Côte d'Ivoire
Le cri d'un cristal brisé
Je ne peux pas raconter d'où je viens. J'ai tout oublié.
Pas par accident, mais parce que j'ai délibérément choisi d'effacer ma mémoire. Ce que j'ai laissé derrière moi, ce n'était pas une enfance, ni une vie, mais une cage. Une cage faite d'interdits invisibles, de chuchotements, de regards qui glacent, de pleurs silencieux. Ce n'était pas une maison, c'était un piège.
Je suis Vénus, une petite fille pleine de rêves qui découvrait à peine la vie et qui s'est du jour au lendemain, retrouvée à apprendre à survivre dans un monde qui n'offrait aucune issue. On me disait que j'étais jolie, mais jolie voulait dire : « tais-toi, obéis et sois gentille ». Je vivais dans un monde où les femmes sont belles lorsqu'elles ont la bouche fermée. Et on m'a appris à me taire avant même que je ne sache parler.
J'avais 12 ans lorsque mon cauchemar a commencé. Ma mère a dû quitter le pays pour des raisons professionnelles. Elle m'a confiée à sa sœur en me disant : « ils vont bien s'occuper de toi » et je l'ai crue. J'étais triste de devoir quitter ma mère mais heureuse à l'idée de découvrir cette nouvelle ville paisible, loin des agitations de la capitale et de me faire de nouveaux amis.
Tout allait bien les premiers mois. Je vivais avec ma tante et son mari. Ils n'avaient pas encore d'enfants et j'ai cru qu'ils m'avaient adoptée comme leur propre fille. Mais les apparences sont parfois les mensonges les plus cruels. J'étais naïve, insouciante, j'ignorais que ma vie allait être détruite dans cette maison. J'étais jeune, tout simplement.
Un jour alors que je dormais, le tonnerre s'est mis à gronder comme si le ciel était en colère. Un oncle, une nuit, puis d'autres, puis d'autres encore. Des gestes, des coups, des silences... J'ai supplié, pleuré, crié mais mon bourreau n'a jamais daigné m'entendre. Plus les jours passaient, plus la colère et le silence m'envahissaient. Et elle, ma tante qui était censée me protéger savait tout mais ne disait rien. J'ai vécu dans le silence pendant six ans parce que dans cette société, on ne croit jamais. Et même quand on croit, on te fait taire parce que « ça salit la famille » parce que « ça ne se dit pas » parce que « tu as dû provoquer ». Alors, on encaisse, on pleure en silence et on vit avec la honte d'un crime qu'on n'a pas commis.
On m'a imposé la honte. Une honte étrangère que j'ai portée comme une seconde peau. On m'a appris que ma valeur dépendait de ma discrétion, de ma soumission, de ma capacité à encaisser sans broncher et que ma voix ne méritait pas d'être entendue.
Mais un jour j'ai décider de mettre fin à ce silence qui tue à petit feu. J'étais fatiguée de survivre, je voulais vivre. Cette nuit là, je savais qu'il viendrait encore. Ses pas résonnaient dans le couloir comme un écho venu de l'enfer. Il entra, prêt à m'arracher une fois de plus mon humanité. Mon instinct de survie s'est déclanché à ce moment là. Je n'avais rien prémédité mais j'étais décidée à dire " STOP ". J'étais une bombe silencieuse prête à exploser. Quand il s'est approché comme tant de fois auparavant, j'ai saisi ce stylo posé sur ma table de nuit. Là où je ne pensais jamais que j'aurais le courage de le prendre, je l'ai planté dans sa main à deux reprises sans réflechir. Cette main qui m'avait détruite. Pas pour tuer, mais pour respirer. Puis je pris la fuite sans regarder derrière moi.
Des années plutards après de nombreuses séances d'écoute avec un psychologue et le soutient de ma mère à qui j'ai eu le courage de tout raconté après ma fuite, j'ai commencé à guérir. J'ai appris à me reconstruire. À redonner de la force à ma voix, à faire de ma douleur une parole, un cri, un combat. Pas seulement pour moi, mais aussi pour toutes ces autres femmes qui comme moi, on été brisées.
J'ai cessé de me souvenir, de porter cette croix qui n'était pas la mienne. J'ai abandonné certaines pages de mon histoire, non pas par faiblesse, mais par choix. Parce que dans l'oubli j'ai gagné la liberté, le droit d'exister. Et dans cet oubli, j'ai trouvé une nouvelle mémoire. J'ai recommencé à parler, par des textes, par des regards, par des gestes. J'ai compris que ce qui me rendait faible autrefois est aujourd'hui ma plus grande force.
Je suis toutes celles qu'on a brisées. Je suis toutes celles qui ont porté des poids trop lourds pour leur âge. Je suis celles qui ont pleuré sans bruit. Mais surtout celle qui a recollé ses morceaux.
Je ne suis plus une victime, je suis une voix, une lumière dans l'obsurité, une survivante. Car aujourd'hui ma parole est un acte de résistance.
À celles qui lisent ces mots et se reconnaissent, sachez que vous n'êtes pas seules. Et surtout vous n'avez rien à vous reprocher.
Un jour, vous aussi vous briserez vos chaînes. Ce jour là le monde entendra votre voix et il saura que malgré tout vous êtes restées debout.