Aujourd'hui la Glane fait pitié. Aujourd'hui comme hier. Et comme demain. Ne subsiste dans son lit partiellement asséché qu'un mince filet d'eau dans lequel se pavane un chaos de pierres granitiques effrayant et dur. De ci de là quelques osmondes royales perdent pied dans les sables déposés l'hiver dernier par les crues de la rivière. Dignes et braves, majestueuses mais lasses, elles accrochent désespérément leurs souches aux grains encore humides afin de subsister. Sans l'eau bienfaitrice, elles peinent à lancer vers le ciel leurs élégantes frondes aux sporanges en plumets. L'écluse d'amont, proche de l'usine, ne déverse plus la moindre goutte et son mur de pierres désormais sec accueille les jeux des enfants. Le miroir d'eau dépourvu de ses profondeurs a cessé de refléter les silhouettes impériales des grands hêtres qui bordent la rive. L'ombre du sous-bois semble elle-même se rétracter, se racornir comme une vieille peau d'orange. Le rocher-lion, sentinelle du chemin de randonnée, souffre également de la sécheresse. Sa crinière de fougères brûlée par les fortes chaleurs frisotte lamentablement. De sa gueule béante on n'imagine plus entendre le rugissement du roi mais le râle d'une gorge assoiffée. La Glane n'a jamais autant souffert ! La Glane fait pitié ! Des mois que la canicule sévit. Des mois que le soleil darde sur ce coin paisible de campagne ses rayons scélérats.
Elise, impuissante, observe le douloureux tableau. Elle s'est statufiée à l'entrée du site, dit « le site Corot » en hommage au célèbre peintre qui se plaisait tant à venir en ce lieu esquisser la rivière et ses berges. Elle pose à ses pieds son sac poubelle, s'appuie de ses deux mains gantées de caoutchouc sur son bâton de marche. Il n'est que huit heures du matin mais elle sent déjà dans ses bronches l'air étouffant qui accélère son souffle, sur son front perler les gouttes de sueur et sur ses bras nus la morsure du soleil. Dans quelques heures tout ce qui vit devra être au repos... ou à l'abri. En cette mi-septembre la nature aurait aimé trouver les prémices de l'automne mais l'été refuse de rendre les armes, et quel été ! Elise soupire, appuie son bâton contre le rocher-lion, fait glisser la bretelle de son sac à dos, en extrait sa gourde et se désaltère. Tant que le beau temps persistera les promeneurs continueront d'affluer ici afin de prendre leur dîner « à la fraîche » sur les tables de pique-nique prévues à cet effet, d'abandonner leurs déchets derrière eux et pas toujours dans les poubelles. Tant que le beau temps persistera sa mission ne sera pas terminée. La vieille femme, chaque matin, descend à pieds de son village (trois kilomètres tout de même !) afin d'effacer les traces laissées par les négligents, les inconscients, les pollueurs. Inlassablement, chaque matin, elle ramasse canettes, bouteilles en verre, cartons souillés, gobelets en plastique et autres détritus. Chaque matin elle espère que s'amenuise l'ampleur de la tâche, que son déplacement se révèle plus ludique que nécessaire. En vain ! Elle subit chaque matin de plein fouet cette double peine : observer les dégâts du réchauffement climatique et constater que l'Homme qui en est grandement responsable reste incapable de changer ses comportements. Elle se laisse submerger par un fort sentiment d'impuissance. Les larmes lui montent aux yeux. A quoi bon s'obstiner ? Elle n'y arrivera pas seule. Le sort de la planète est entre nos mains ! Nos mains. Pas seulement les siennes. Mais comment éveiller les consciences ? Faire évoluer les mentalités ? Changer les mauvaises habitudes ? Bien sûr il y a les écolos. Mais Elise ne leur fait pas confiance. Elle les trouve trop. Trop moralisateurs. Trop ambitieux. Trop prompts à nous assigner un énorme fardeau (un monde sans viande, sans avion, sans voiture, sans liberté...) Elle pense que la meilleure façon de procéder est de convaincre en douceur et d'agir chacun à son échelle. Tant de gestes simples permettraient d'enrayer l'hémorragie si une majorité les adoptait. Le reste, tout le reste, n'est que politique !
Elise rebouche sa gourde, la range, enfile les bretelles du sac à dos. Elle s'empare de la poubelle, du bâton de randonnée. Il est grand temps de se remettre au travail. A l'intérieur des gants de caoutchouc ses doigts dégoulinent de sueur. Ses cheveux également trempés sont collés sur son front. De larges auréoles marquent le T-shirt sous ses aisselles. La journée s'annonce une fois de plus caniculaire. Elise contourne le rocher-lion, s'approche de l'entrée du sous-terrain construit autrefois par les maquisards, s'y enfonce. C'est toujours dans cette cavité dont subsiste bien peu de choses qu'elle fait les découvertes les plus improbables. La semaine dernière une bassine en plastique à moitié brûlée. La veille un pneu de motocyclette hors d'âge. Aujourd'hui là voilà devant une couche pour bébé souillée et quelques lingettes. Elle se penche afin de collecter cette ignominie lorsque son prénom, comme porté par l'écho, retentit dans la pénombre. Surprise elle se dresse, revient sur ses pas, découvre au seuil du tunnel une ribambelle d'enfants accompagnée de quelques adultes.
- Bonjour Elise. Les enfants, dîtes bonjour à Elise.
De nombreuses paires d'yeux la détaillent des pieds à la tête avec curiosité. Des petites voix flutées s'élèvent dans la plus grande cacophonie :
- Bonjour Madame.
- Clara, balbutie la vieille femme, mais qu'est-ce que tu fais-là ? Avec tes élèves ?
La jeune enseignante sourit.
- Tu sais, il y a longtemps que je parle aux enfants de notre planète, des bons gestes à avoir pour sa sauvegarde, de ceux à éviter aussi. Je leur ai également raconté l'histoire de cette Wonder-mamie du village qui vient tous les jours ici nettoyer le site. Alors ce matin ils ont souhaité venir t'aider. J'ai trouvé que c'était une bonne idée. Et nous voilà !
- Mais... Ils sont beaucoup trop...
- Petits ? On n'est jamais trop petit pour changer les choses ! Et puis... Demain leur appartient, ils doivent apprendre à retrousser leur manche ! Allez les enfants, on forme les équipes, on enfile les gants et au travail. Nous ne disposons que d'une heure. Après il fera beaucoup trop chaud. Le groupe de Laure dans le lit asséché de la rivière, celui de Colette rive gauche, celui de Sandra rive droite, les autres s'occupent du sous-bois avec moi. Donnez-moi juste le temps de dire quelques mots à Wonder-mamie.
Les troupes s'organisent dans une joyeuse pagaille. Bruyamment. Mais grâce à l'autorité bienveillante des adultes référents l'ordre de marche est rapidement donné. Très vite chacun s'affaire à sa tâche. Elise, bouche-bée, contemple la scène. Les petits soldats de la pollution fouillent, grattent, récupèrent le plus minuscule papier de bonbon, la moindre capsule de bouteille de bière. Clara s'est approchée d'Elise. Elle murmure à son oreille :
- Le sort de la planète repose entre nos mains, mamie. C'est ce que tu nous répètes depuis notre tendre enfance à mes sœurs et à moi. Et tu as éduqué nos mains à accomplir les bons gestes. Mais combien de mains restent maladroites, inactives, ou pire... malveillantes ? Alors je voudrais que tu viennes dans ma classe une petite heure par semaine. Pour partager ! Avec les enfants. Les choses à partager sont les plus importantes. Et mes « Grande section » seront plus prompts à écouter Wonder-mamie que leur maîtresse !
Clara baisse encore d'un ton :
- Bien sûr, ils ignorent que tu es ma grand-mère.
Elise sourit, acquiesce du menton. Même si rien n'est gagné, elle n'est plus seule désormais à batailler dans le village. Alors, joyeuse, elle lance à la cantonade :
- Allez les Loulous, on continue ! Courage ! Je termine avec le souterrain et je viens prêter main forte à chaque équipe.
Une citation s'impose soudain à son esprit :
"Le succès n'est pas définitif,
L'échec n'est pas définitif,
C'est le courage de continuer qui compte"*
*Winston Churchill