Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître. Je m'attendais à une toute autre attitude de la part d'un membre de l'Académie. Votre conduite la déshonore.
- Et vous, vous n'en avez pas eu l'honneur ! Ingres sourit en prononçant ce bon mot, pensant amuser la tablée. Il faut dire qu'il avait pesé de tout son poids pour empêcher l'élection de son rival à l'Institut.
- C'était une tristesse de ne pas avoir été élu en effet, mais le chagrin se serait approché du drame en voyant mon nom associé au vôtre parmi les immortels.
- Le dessin, le dessin, Monsieur, c'est l'honnêteté ! Le dessin, c'est l'honneur ! Il était à nouveau fier de cette préciosité.
Delacroix était touché, mais il ne coula pas pour autant. Le chemin du départ était celui de la fierté et c'est celui qu'il décida d'emprunter.
- Messieurs, permettez-moi de prendre congé. On me reproche ici de n'avoir ni honnêteté, ni honneur. J'ai au moins la décence de partir. Il me restera le panache.
A l'écoute de ces mots, la rage du maître était telle qu'il ne put alors retenir sa violence contre le romantique. Il donna un coup dans une magnifique tasse en porcelaine, renversant le café brûlant sur sa propre chemise. Ses habits étaient souillés par la brutalité de son geste. Humilié, il quitta les lieux sur le champ. Le sortant n'était finalement pas celui qui l'annonçait.
De toute façon, il ne fallait s'attendre à rien d'autre. La soirée était vouée à l'échec avant même qu'elle ne débute. Le dîner n'aurait tout bonnement jamais dû avoir lieu. C'était une connerie. Une erreur de distribution, une erreur de casting. Ingres méprisait Delacroix, et inversement. Plus tôt dans la journée, à l'heure où la soirée se prépare après qu'on s'est remémoré celle de la veille, Delacroix reçut l'invitation de la part d'un ami. Il pensa à une plaisanterie. Mais il n'en était rien. Naïvement, l'amphitryon de banquier avait cru bien faire. Il voulait créer une véritable émulsion artistique autour de ses pompeux décors, des mets les plus fins de la capitale, et, bien entendu, de lui. Eugène se mit alors à repenser à tous les coups tordus que ce cabot d'Ingres lui avait fait subir : les pressions sur le jury du Prix de Rome, pour qu'il ne puisse jamais marcher dans ses pas ; les critiques qu'il avait partagées au sujet de la Mort de Sardanapale, s'insurgeant contre la violence du tableau. Delacroix ne le supporte tout simplement pas – il ne peut pas le voir en peinture. Quel ringard ! Avec ses schémas au crayon à respecter à la lettre, ses sujets bourgeois non encrés dans le réel. Ingres ne m'aime pas car il n'a jamais aimé la transgression et encore moins quand elle a son visage et vingt ans de moins.
Au même moment, dans son bureau – son atelier, s'il peignait encore – de la rue Bonaparte, Ingres avait lui aussi reçu une invitation. Quelques temps auparavant, le banquier était venu le voir en personne aux Beaux-arts pour le convier à souper. L'homme d'Argent était charmé de fréquenter un homme d'Art. En somme, deux hommes puissants pactisaient. C'est en revanche le jour même du festin qui s'annonçait, sa tartine à moitié avalée, que la terrible nouvelle arriva. Quoi ? On ne m'avait pas averti ! Cet avorton de Delacroix ? Il m'éreinte dans la presse et ose venir festoyer à mes côtés. Il ne manque pas d'air. Il va voir si je suis intransigeant avec les lignes, les règles, les ombres, la lumière, la perspective. Un mot de travers, je saute sur lui. Quel toupet !
Les invités entraient au fur et à mesure dans l'hôtel particulier. Ingres fut un des premiers arrivés, comme sa rigueur l'exigeait, on ne se refait pas, il était ponctuel. Delacroix parvint au porche de la demeure une heure après qu'Ingres eut englouti son premier verre de Porto. Les deux hommes, alertés de leur présence respective depuis plusieurs heures déjà, ont pu anticiper leur comportement vis-à-vis de l'autre lors du dîner. Cocassement, sans le savoir, ils avaient décidé d'adopter l'un et l'autre la même ligne de conduite. Si, par le plus grand des malheurs, ils étaient amenés à s'affronter, ils s'étaient chacun munis d'une réserve en répartie pour triompher de leur adversaire. Voilà. Les acteurs sont sur scène. Le rideau se lève. Le spectacle commence.
Lorsqu'éclata la scène, l'hôte des lieux, l'un de ces puissants banquiers de la Monarchie de Juillet, ouvra grand ses yeux globuleux, aussi abasourdi qu'à la vue d'un coffre-fort vide. Il pensait avoir convié deux des plus grands artistes de son temps – sans doute se prenait-il pour un lointain confrère florentin –, mais il ignorait l'inimitié farouche entre les deux hommes. La réception perdit peu à peu la saveur des banquets des Médicis. Ils repeignirent un dîner mondain de bonne tenue en une barricade des Trois Glorieuses. Rabaissant les yeux, le banquier admira le bel Eugène quitter la pièce en enfilant sa redingote – vous qui me lisez, amateur du Louvre, je n'en doute pas, reconnaîtrez son plus célèbre caméo.
Ingres, lui, il aurait préféré ne pas broncher. Il voulait rester immobile. Il pensait avoir pris l'ascendant sur ce jeune fougueux, il fut le premier à sortir, éliminé par K.O. Ce Delacroix est comme sa peinture ! Haut en couleur ! Il avait le coup de pinceau libre, parfois trop. Il débordait, se lâchait (ou se tâchait). Il faisait passer l'émotion par sa laborieuse technique. Son imprécision était sa liberté. Contre toute attente, c'est l'irrévérencieux gamin qui fit montre d'un flegme olympien. A son grand regret, son sang-froid s'approchait toutefois des natures mortes, il les avait en horreur.
Et c'est finalement Ingres qui s'emporta. Il pensait pourtant que le calme, au-delà de son art, était une vertu. Il s'escarmouchait d'habitude comme il peignait lui aussi. Le geste sûr. La quête de la perfection. Le premier prix de Rome du siècle, le fils spirituel de David, le digne héritier des Néo-classiques, c'était lui. L'ordre, c'était encore lui. C'était pas ce petit Delacroix qui allait l'emmerder. Ingres ne l'aurait jamais reçu aux Beaux-arts, il ne l'aurait pris nulle part d'ailleurs. Les rôles s'étaient inversés. Dans ce palais parisien, le pictural et le dramatique se confondaient. Les artistes étaient devenus comédiens, le coup de pinceau se commuait en coup de théâtre.
Bien des années plus tard, le New York Times rapportait l'accrochage. Au grand bonheur d'Ingres, un de ses mots d'esprit fut retenu dans l'article, mais c'est tout de même Delacroix que les Yankees jugèrent vainqueur de ce combat pioupiesque. L'artiste ayant lancé en guise de coup de grâce devant tous les convives, après le départ de l'immortel : « Le talent peut être exclusif ; l'étroitesse est souvent la condition de son existence. ». Dans un temps où une information de grande importance prenait l'année à traverser l'océan, ce papier évoquait une altercation entre deux peintres de l'ancien continent, témoignant de leur prestige éternel. La lutte fut féroce. Violente. Puérile. Amère. Olympique. Géniale. Artistique. En somme : Magistrale.
- Et vous, vous n'en avez pas eu l'honneur ! Ingres sourit en prononçant ce bon mot, pensant amuser la tablée. Il faut dire qu'il avait pesé de tout son poids pour empêcher l'élection de son rival à l'Institut.
- C'était une tristesse de ne pas avoir été élu en effet, mais le chagrin se serait approché du drame en voyant mon nom associé au vôtre parmi les immortels.
- Le dessin, le dessin, Monsieur, c'est l'honnêteté ! Le dessin, c'est l'honneur ! Il était à nouveau fier de cette préciosité.
Delacroix était touché, mais il ne coula pas pour autant. Le chemin du départ était celui de la fierté et c'est celui qu'il décida d'emprunter.
- Messieurs, permettez-moi de prendre congé. On me reproche ici de n'avoir ni honnêteté, ni honneur. J'ai au moins la décence de partir. Il me restera le panache.
A l'écoute de ces mots, la rage du maître était telle qu'il ne put alors retenir sa violence contre le romantique. Il donna un coup dans une magnifique tasse en porcelaine, renversant le café brûlant sur sa propre chemise. Ses habits étaient souillés par la brutalité de son geste. Humilié, il quitta les lieux sur le champ. Le sortant n'était finalement pas celui qui l'annonçait.
De toute façon, il ne fallait s'attendre à rien d'autre. La soirée était vouée à l'échec avant même qu'elle ne débute. Le dîner n'aurait tout bonnement jamais dû avoir lieu. C'était une connerie. Une erreur de distribution, une erreur de casting. Ingres méprisait Delacroix, et inversement. Plus tôt dans la journée, à l'heure où la soirée se prépare après qu'on s'est remémoré celle de la veille, Delacroix reçut l'invitation de la part d'un ami. Il pensa à une plaisanterie. Mais il n'en était rien. Naïvement, l'amphitryon de banquier avait cru bien faire. Il voulait créer une véritable émulsion artistique autour de ses pompeux décors, des mets les plus fins de la capitale, et, bien entendu, de lui. Eugène se mit alors à repenser à tous les coups tordus que ce cabot d'Ingres lui avait fait subir : les pressions sur le jury du Prix de Rome, pour qu'il ne puisse jamais marcher dans ses pas ; les critiques qu'il avait partagées au sujet de la Mort de Sardanapale, s'insurgeant contre la violence du tableau. Delacroix ne le supporte tout simplement pas – il ne peut pas le voir en peinture. Quel ringard ! Avec ses schémas au crayon à respecter à la lettre, ses sujets bourgeois non encrés dans le réel. Ingres ne m'aime pas car il n'a jamais aimé la transgression et encore moins quand elle a son visage et vingt ans de moins.
Au même moment, dans son bureau – son atelier, s'il peignait encore – de la rue Bonaparte, Ingres avait lui aussi reçu une invitation. Quelques temps auparavant, le banquier était venu le voir en personne aux Beaux-arts pour le convier à souper. L'homme d'Argent était charmé de fréquenter un homme d'Art. En somme, deux hommes puissants pactisaient. C'est en revanche le jour même du festin qui s'annonçait, sa tartine à moitié avalée, que la terrible nouvelle arriva. Quoi ? On ne m'avait pas averti ! Cet avorton de Delacroix ? Il m'éreinte dans la presse et ose venir festoyer à mes côtés. Il ne manque pas d'air. Il va voir si je suis intransigeant avec les lignes, les règles, les ombres, la lumière, la perspective. Un mot de travers, je saute sur lui. Quel toupet !
Les invités entraient au fur et à mesure dans l'hôtel particulier. Ingres fut un des premiers arrivés, comme sa rigueur l'exigeait, on ne se refait pas, il était ponctuel. Delacroix parvint au porche de la demeure une heure après qu'Ingres eut englouti son premier verre de Porto. Les deux hommes, alertés de leur présence respective depuis plusieurs heures déjà, ont pu anticiper leur comportement vis-à-vis de l'autre lors du dîner. Cocassement, sans le savoir, ils avaient décidé d'adopter l'un et l'autre la même ligne de conduite. Si, par le plus grand des malheurs, ils étaient amenés à s'affronter, ils s'étaient chacun munis d'une réserve en répartie pour triompher de leur adversaire. Voilà. Les acteurs sont sur scène. Le rideau se lève. Le spectacle commence.
Lorsqu'éclata la scène, l'hôte des lieux, l'un de ces puissants banquiers de la Monarchie de Juillet, ouvra grand ses yeux globuleux, aussi abasourdi qu'à la vue d'un coffre-fort vide. Il pensait avoir convié deux des plus grands artistes de son temps – sans doute se prenait-il pour un lointain confrère florentin –, mais il ignorait l'inimitié farouche entre les deux hommes. La réception perdit peu à peu la saveur des banquets des Médicis. Ils repeignirent un dîner mondain de bonne tenue en une barricade des Trois Glorieuses. Rabaissant les yeux, le banquier admira le bel Eugène quitter la pièce en enfilant sa redingote – vous qui me lisez, amateur du Louvre, je n'en doute pas, reconnaîtrez son plus célèbre caméo.
Ingres, lui, il aurait préféré ne pas broncher. Il voulait rester immobile. Il pensait avoir pris l'ascendant sur ce jeune fougueux, il fut le premier à sortir, éliminé par K.O. Ce Delacroix est comme sa peinture ! Haut en couleur ! Il avait le coup de pinceau libre, parfois trop. Il débordait, se lâchait (ou se tâchait). Il faisait passer l'émotion par sa laborieuse technique. Son imprécision était sa liberté. Contre toute attente, c'est l'irrévérencieux gamin qui fit montre d'un flegme olympien. A son grand regret, son sang-froid s'approchait toutefois des natures mortes, il les avait en horreur.
Et c'est finalement Ingres qui s'emporta. Il pensait pourtant que le calme, au-delà de son art, était une vertu. Il s'escarmouchait d'habitude comme il peignait lui aussi. Le geste sûr. La quête de la perfection. Le premier prix de Rome du siècle, le fils spirituel de David, le digne héritier des Néo-classiques, c'était lui. L'ordre, c'était encore lui. C'était pas ce petit Delacroix qui allait l'emmerder. Ingres ne l'aurait jamais reçu aux Beaux-arts, il ne l'aurait pris nulle part d'ailleurs. Les rôles s'étaient inversés. Dans ce palais parisien, le pictural et le dramatique se confondaient. Les artistes étaient devenus comédiens, le coup de pinceau se commuait en coup de théâtre.
Bien des années plus tard, le New York Times rapportait l'accrochage. Au grand bonheur d'Ingres, un de ses mots d'esprit fut retenu dans l'article, mais c'est tout de même Delacroix que les Yankees jugèrent vainqueur de ce combat pioupiesque. L'artiste ayant lancé en guise de coup de grâce devant tous les convives, après le départ de l'immortel : « Le talent peut être exclusif ; l'étroitesse est souvent la condition de son existence. ». Dans un temps où une information de grande importance prenait l'année à traverser l'océan, ce papier évoquait une altercation entre deux peintres de l'ancien continent, témoignant de leur prestige éternel. La lutte fut féroce. Violente. Puérile. Amère. Olympique. Géniale. Artistique. En somme : Magistrale.