Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité.
Ce silence ! Ce mutisme !
On ne vous le dira jamais mais la capitale togolaise avait l'air, ce matin, d'une bouteille de bière décapsulée. Elle pétait toute sa nervosité dès le levé du soleil et les pauvres habitants, les loméens, recevaient les fientes liquides de cette humeur sur le visage tels des mariés en pleine fiesta autour d'une grosse bouteille de champagne.
Il ne sonnait pas encore quatre heures avant que les coqs ne chantaient dans les cours communes, trompant ainsi la vigilance des habitants habitués à l'horloge animalière pour aller vaquer à leurs occupations. C'était un plan ! Même les poules et les coqs avaient peur des voleurs qui, tous les jours, à pareils heures, se lançaient dans les périlleuses missions. Mais après cette heure, juste à partir de cinq heures, les bonnes femmes — les biens éduquées selon la tradition, selon les vieux, selon les sages — se réveillaient pour faire le ménage, préparer le déjeuner et chauffer l'eau de bain de leurs petits et du chef de famille. Tout le monde se réveillait ensuite pour rendre la journée plus lucrative.
Sur la voie, ce matin, les cristaux de rosée se répandaient sur les matinaux de la capitale. Les chemins émincés, étroits et sinueux dans les quartiers dits banlieues, où de chaque côté de la route avaient élu domicile une invasion de mauvaises herbes, l'on se précipitait, s'enfonçait dans la touffe d'herbe et en ressortait toujours les pieds trempés, des orteils jusqu'aux genoux. Le goudron, depuis la cité hautement surveillée jusqu'à l'aéroport international de Lomé, s'animaient de ronronnements et de crispements de véhicules, de tricycles, de car,de bus, de mini-bus, de quinze-places, d'engins à deux roues. On ne vous dira pas pourtant que, sur le trottoir, des bipèdes pressés de gagner leur cabane à besognes, leur bureau, leur atelier, leur usine, leur entreprise, tambourinaient le sol de pas pressés en évitant l'immense cratère d'eau qui occasionnait les débandades aussitôt qu'un véhicule, par inadvertance, traversait le périmètre d'eau stagnante.
Il eut tout d'un coup un coup de sifflet à l'autre bout de la route.
Un, deux, une dizaine de gendarmes s'étalèrent tout le long de la voie, près des feux tricolores, en dessous des immeubles, entre les interstices des arbres, dans les endroits peu éclairés, et devant les carrefours.
Il eut un deuxième coup de sifflet.
Cette fois-ci, ce fut par un gendarme, juste en face de la pharmacie. Il leva la main droite — signe peu compréhensible du commun des mortels. Et aussitôt les militaires en treillis, en képi et en kapot se deployèrent dans les ruelles, chassèrent tous les usagers de la voie : les véhicules, les piétons, les boiteux, les aveugles, les lépreux, les bornes, les sourds muets, les manchots, les unijambistes, les marchands ambulants et stationnés sous les quelques stands et tables installées à quelques mètres du rayon et même les écoliers ponctuels. Ils les éloignèrent de la voie principale, celle sur laquelle étaient installées une multitude de lampadaires. Ils les distanciaient de la route principale et vociferaient contre les dures d'oreilles, les récalcitrants, les têtes de cailloux, les dures de cœur, les dotés de gros cœur qui refusaient d'obtempérer.
Un jeune balaillait la devanture de la maison qu'il occupait. Peut-être était-ce celle de son père, de son son grand-père, de son arrière grand-père, de toute sa famille ou une cour commune à multiples chambres en location. Peu nous importe. Il fut apostropé après deux interpellations qu'il ne voulut pas prendre au sérieux.
— Hé ! Toi là-bas ! Tu n'as pas d'oreilles ?
— Pourtant j'ai une tête !
— En bon ? Tu veux te montrer dure, c'est ça ?
Le jeune à la mine de puceau fit mine de ne pas l'écouter. Cette attitude mettait toujours les militaires — ayant beaucoup souffert à leur formation militaire et réclamant considération pour l'effort qu'ils fournissaient pour la nation — dans un tempérament maussade. Le militaire, face à l'agissement du jeune, dégaina sa ceinture enroulée autour de ses reins telle une épée sortie de son fourreau. Il s'élança sur le Jeune au cœur d'acier mais celui-ci fila comme un margouillat avisé d'un potentiel danger.
Toute la voie était maintenant vide, sans âme, sans aucun civil. Même une mouche en quête d'une niaiserie à gaver ne se serait aventurée dans ce périmètre. Et ce silence ! Et cette étrange sobriété ! Et ce mutisme particulier ! Celui qui choque le bruitage matinal des loméens dès l'aube, laissa entendre passer, quelques minutes après, des voitures rouler à vive allure. Ceux qui avaient eu la chance de voir ces voitures passer ont témoigné qu'elles étaient cinq : trois véhicules blindés de couleur noire, une ambulance et un véhicule de combat militaire.
— Qu'est-ce-que ça peut bien être ? demanda un jeune assis à côté d'un vieil homme, barbu, en boubou, à cheveux rastafarisés.
— C'est le cortège présidentiel, répondit l'homme haillonné.
Le jeune resta coi. Il était pensif. Il commençait par entrer en réflexion quand soudain, juste à quelques mètres d'eux, un militaire à la sublimissime forme gargantuesque mais à la face de casimodo, les arsena d'un retentissant coup de sifflet pour marquer la fin de ce moment d'attente obligatoire en l'honneur du cortège présidentiel.
LE JEUNE (stupéfait) : En bon ! Alors pourquoi faire tout ce remue-ménage pour seulement le passage du président ?
L'HOMME HAILLONNÉ (avec indifférence ) : Le président est le représentant du peuple. Sa vie en danger serait synonyme d'une éventuelle crise pour le pays. Pour éviter tout attentat à sa vie, il est d'usage d'employé tous les moyens nécessaires pour sa sécurité.
LE JEUNE (avec dédain ) : Du n'importe quoi ! Et fatigué toute la population pour ce scénario ?
L'HOMME HAILLONNÉ (un peu vorace ) : Tais-toi ! Vous critiquez sans réfléchir. Connais-tu ce qu'est la politique ? Sais-tu jusqu'à où sont capables d'aller les politiciens pour semer le trouble et s'accaparer le pouvoir ? Si tu étais président, tu aurais fait la même chose pour protéger ta vie...
L'homme haillonné, déchaussé tout ce temps, tira d'un vieux cartable une crepe Adidas en état de décomposition extrême. Il se chaussa pourtant avec une chaussure assez neuve, tira aussi un chapeau qu'il mit sur sa tête comme les ingénieurs chinois quand le soleil se mettait au zénith dans les tropiques. Il réajusta la visière du chapeau qui cachait majestueusement son visage et laissa échapper un sourire au jeune et à tout ceux qui ne cessaient de le dévisager. Il prit son sac et disparut dans une von enfumée.
Des rires éclatèrent ensuite. Même le militaire tout juste à côté ne cessait de s'hilarer en se tapant la cuisse avec la main.
— Mais qu'est-ce qu'il y a ? demanda le jeune au monde qui le dévisageait.
— Regarde tes pieds jeune frère ! le répondit un autre homme les larmes aux yeux.
Le jeune homme se pencha et fut surpris de se voir, lui Koffi Amégno, dans une chaussure Adidas toute trouée, délacée, sans semelles et à la couleur douteuse. Comment était-ce possible ? Le vieux haillonné l'avait déchaussé et rechaussé sans qu'il ne s'en rende compte.