Nous sommes en 1961, à Grimstad.
Très impactée par les conflits répétés lors de la seconde guerre mondiale, cette petite ville portuaire de Norvège sollicitait régulièrement ses citoyens pour participer à sa reconstruction. Personnellement, j'avais déjà fait mon devoir civique cette semaine.
Je m'appelle Leroy. Simplement Leroy.
Je suis un jeune homme de quinze ans assez banal, un peu potelé, blond aux yeux bleus plutôt curieux et très renfermé. Je n'ai pas été élevé par mes parents et n'ai jamais su pourquoi. Ils m'ont abandonné dès mon plus jeune âge en me confiant à ma grand-mère, qui m'est très tôt apparue comme la figure maternelle que je n'avais pas eue.
Quand je me retrouve seul dans ma chambre, je passe des heures à réfléchir les yeux fixés sur la grosse armoire en bois en me demandant pourquoi je suis là.
Cette armoire appartenait à ma mère. A l'intérieur s'y trouvent encore de vieilles photos avec grand-mère. Elles se ressemblaient tellement et moi, je ne ressemblais à personne. Je n'ai rien reçu ni gardé de mes parents, à part le collier d'argent de ma mère que je porte chaque jour et le fusil de chasse de mon père.
Le collier est un des objets auquel je tiens le plus, le soir il m'aide à trouver le sommeil. Lorsque je le rapproche de mon oreille, il me semble entendre ma mère chanter. Je me prends alors à rêver à ce que serait ma vie s'ils avaient été à mes côtés.
Aujourd'hui la ville est enneigée. Cela faisait longtemps que je ne l'avais pas vue ainsi. Des flocons rose et blanc coiffaient les toits comme des angelots aux ailes touffues.
Je devais me rendre près de la mairie au sud de la ville. Le bois ne se trouvait qu'à une centaine de pas. Grand-mère m'avait demandé un lapin pour ce midi. Je me suis alors équipé de mon fusil et ai marché longtemps en direction du bois. Le long des murs, derrière des parois rocheuses, coulaient des rideaux d'eau sombre et glacée. La neige tombait sur mon petit bonnet de coton bleu qui s'affaissait sur le bout de mon nez. J'aperçus au loin l'endroit où je devais aller. Plus je m'en rapprochais, plus je remarquais que je suivais une trace, épaisse et linéaire depuis un certain temps. La neige était lourde et m'empêchait d'avancer, je me sentais botté de marbre et ganté de plomb : le lourd fusil de chasse sur mes épaules n'arrangeait rien. Ce qui est sûr, c'est que quelqu'un était passé là, avant moi. J'imaginais d'abord que c'était la trace d'un animal, convaincu par les bruits au loin d'une autre présence que la mienne. Mais ce n'était que les bruits de la nature, j'entendais les brindilles se briser, les branches se secouer, la neige craquer sous mes pieds.
Je me mis alors à surveiller le lieu avec plus d'attention. L'atmosphère devenait de plus en plus pesante. Je suivais cette trace qui s'effaçait petit à petit. Soudain, une voix familière m'interpella, elle semblait vouloir me guider. Hébété, je la suivis : j'étais arrivé au bout. La trace s'arrêtait là. La voix aussi.
Je me mis à genoux épuisé, pris mon collier et le serrant très fort entre mes mains.
En rouvrant mes yeux, je constatai que la neige était différente. Tout était gris autour de moi : le bois avait disparu et moi, je ne m'y trouvais plus.
À la place j'étais devant une petite boutique, une sorte de vielle presse du début du siècle. Certains journaux étaient exposés en vitrine. J'en pris un et commençai à le lire. Il datait du 04 décembre 1945... jour de ma naissance.
Je ne compris pas tout de suite mais je me trouvais là, le jour de ma naissance. En passant la porte, je notai que personne n'avait remarqué ma présence. Pendant qu'une file d'attente commençait à se former, je me faufilai jusqu'au comptoir. Un vieux monsieur devant moi s'avança vers la vendeuse pour récupérer son ouvrage et la remercia. Cette femme avait un visage que je connaissais ou plutôt qui me semblait familier. J'observai alors la scène jusqu'au moment où une vieille femme sortit de la boutique en remerciant une certaine « Amia Parkins». C'était sûr, je venais de voir ma mère, tant d'années plus tard. C'était elle, le visage, le prénom, le nom...Parkins. J'étais un Parkins. Moi qui conservais toujours sur moi quelques photos de l'armoire, cette fois-ci, je ne les avais pas. Impossible donc de vérifier mais pour une raison que j'ignore, mes yeux se dirigèrent immédiatement sur le ventre de ma mère. Elle était enceinte. Mes lèvres se décollèrent d'un seul coup. Ce futur nouveau-né, c'était moi, je le savais. Ma mère partit rapidement dans l'arrière-boutique. Elle parlait à un dénommé Christophe. Il semblait très inquiet pour elle. D'un coup, elle tomba sur le sol et l'homme s'empressa de la rattraper. Il la prit sur ses épaules, sortit et se mit à courir très vite. Je décidai de suivre ses pas dans la neige : plus j'avançai, plus la trace diminuait. Ne voulant pas perdre ma mère de vue, je me mis à courir tellement vite que dans mon élan, mes bottes de cuir s'agrippèrent au sol. Je tombai sur l'unique pierre du chemin non couverte de neige. En me relevant, j'aperçus que la presque totalité de ma main était entaillée et que le sang formait une ligne de petites tâches rouge sur le blanc. La douleur était insoutenable. J'imaginais déjà la cicatrice que cette blessure allait laisser sur ma peau. Je m'arrêtai aussi net que l'homme et ma mère devant un grand bâtiment de pierre. C'était un hôpital. Sur les cris sourds du dehors, se laissaient entendre des sons plus aigus et plus proches de moi. Après quelques minutes, je parvins à les gagner. J'arrivai au seuil d'une pièce grise où sur un petit lit étroit, se trouvaient ma mère et un nourrisson. Christophe lui, se tenait à côté sans bouger, le visage fermé. Subitement, une femme vêtue d'une combinaison blanche vint lui parler « Monsieur Parkins votre enfant est né. Souhaitez-vous toujours l'appeler Leroy ? ». J'ouvris mes yeux et regardai ma main. Le stigmate était là. Le bois était là. Derrière moi, la trace n'était plus.