Pour l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure, on n’aurait pu trouver meilleur symbole que cette vieille église qu’elle aimait tant — vaillante, toujours debout — située entre les deux berceaux de ses auteurs favoris, Racine et de La Fontaine...
Bas de l’Aisne et chagrin obligent, des souvenirs enfouis sous un matelas d’inconscient étouffent à l’instant ma mémoire à court terme : tout comme Elle, ma première phrase pour son oraison semble s’être définitivement envolée. Pour convoquer ces moments de solitude où elle n’a paradoxalement jamais été aussi proche, que puis-je faire de mieux que recourir à la technique d’ancrage enseignée par mon coach ?
« Mylène Targoulet, depuis l’âge de cinq ans, vous fréquentez assidument le dojo de Neuilly-Saint-Front. Vous vous apprêtez à souffler vos vingt-cinq bougies, et depuis quelques minutes, à l’issue de cet extraordinaire combat contre Pénélope Vandicelle, vous êtes désormais notre nouvelle ambassadrice interrégionale ! Tout cela suscite évidemment un immense engouement pour les championnats de France à venir, où vous porterez haut et fort les couleurs de notre charmante bourgade. Pour FM Picardie et avant que la presse locale ne vous monopolise pour un interview circonstancié et les photos d’usage, puis-je caresser l’espoir de connaître à chaud vos premières impressions ? Qu’elle soit analogique ou numérique, je suis certain que tous nos auditeurs, rivés derrière leur radio, sont virtuellement suspendus à vos lèvres, au demeurant aujourd’hui plus ensanglantées que purpurines ! Une réponse brève, bien sûr ! »
J’hallucinais ! Ce pédant en faisait des tonnes, avec ses expressions d’un autre âge. Sur la balance des narcissiques aimant s’écouter parler, j’avais de toute évidence tiré le gros lot, et ma modestie était soumise à rude épreuve ! Ce n’était pourtant pas la remise des César, pas plus qu’un podium des Miss France : le pivot que j’avais perdu témoignait uniquement d’un âpre combat avec une valeureuse adversaire. Il piaffait d’impatience, j’imaginais mes amis pouffant par anticipation, eux qui savent que je suis tout sauf ceinture noire d’éloquence.
« Ze zuis zi zémue... ! »
La boulette ! Avec quatre mots et une dent en moins, j’avais zozoté une phrase aussi percutante qu’une attaque lancée dans le vide ! J’étais partagée entre le fou rire et les larmes, mais comment exprimer l’indicible, ce torrent d’émotions qui submergent le corps et l’esprit ? Tant d’entraînements et de combats depuis toute petite, pour être au rendez-vous de cet ultime ippon victorieux...
Quand les deux épaules de l’Abbevilloise avaient claqué sur le tatami, les miennes s’étaient libérées d’un poids énorme et j’avais souri... Dans la clameur de la foule, j’avais distinctement entendu Mémé 4L se déchirer une deuxième fois les cordes vocales, fracassant les tympans avoisinants. Ma grand-mère est une valeureuse infirmière de campagne qui refuse de prendre sa retraite, sillonnant six jours sur sept nos jolis villages. Épaux-Bézu, Bonnesvalyn, Monthiers, Grisolles, elle les parcourt avec un véritable supplément d’âme, été comme hiver, appliquant sans le savoir le code moral de ma discipline : politesse, courage, sincérité, honneur. Pour la modestie, il reste un peu d’entraînement, elle est merveilleusement humaine et par conséquent imparfaite. À l’instar de mon spécial au judo, elle dispose d’un sésame particulier qui lui ouvre les portes de la confiance : « décontractez-vous monsieur Michaud. Je prends soin de tout ce qui m’entoure, les plantes, les animaux, les gens, les objets et j’affirme que tout ce que je touche vaut de l’or ! Examinez cette carte grise pendant que je m’occupe de vos fesses. Cette Renault du siècle dernier avec laquelle j’effectue mes tournées, je l’ai achetée neuve ! Vous n’imaginez même pas sa cote à l’argus ! Quatre générations de Targoulet ont posé avec bonheur leur auguste séant sur la banquette arrière, soulagés par mes piqûres. Ça y est, vous pouvez remettre votre slip ! ».
La première fois où Mémé avait hurlé dans les gradins, c’est quand j’avais passé mon premier dan. Par la magie des coïncidences, ma sœur Aurélie était elle aussi sur le tatami, visant un objectif analogue, dans un coin opposé. Mémé, ça lui avait engendré le même torticolis que celui dont avaient souffert les spectateurs du match entre Mary Pierce et Steffi Graf, lors de l’Open Gaz de France de 1995. Elle ne savait plus où donner de la tête sauf que là, l’enjeu concernait ses deux petites filles : succès total, fiasco complet ou, plus délicat, une seule victoire ? Les plaies morales sont si douloureuses à panser... Le pire à ses yeux eût été deux admissions aux urgences, mais la réalité n’est pas systématiquement cruelle : nous avions toutes les deux remporté notre combat. Mémé était aphone et aux anges !
(...........).
« Mylène, après Aurélie, tu voulais toi aussi prononcer quelques mots ?
— Oui Mon Père, j’y tiens ! Mémé 4L restera à jamais notre ange gardien. Pour l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure, on n’aurait pu trouver meilleur symbole que cette vieille église qu’elle aimait tant — vaillante, toujours debout — située entre les deux berceaux de ses auteurs favoris, Racine et de La Fontaine... »
Bas de l’Aisne et chagrin obligent, des souvenirs enfouis sous un matelas d’inconscient étouffent à l’instant ma mémoire à court terme : tout comme Elle, ma première phrase pour son oraison semble s’être définitivement envolée. Pour convoquer ces moments de solitude où elle n’a paradoxalement jamais été aussi proche, que puis-je faire de mieux que recourir à la technique d’ancrage enseignée par mon coach ?
« Mylène Targoulet, depuis l’âge de cinq ans, vous fréquentez assidument le dojo de Neuilly-Saint-Front. Vous vous apprêtez à souffler vos vingt-cinq bougies, et depuis quelques minutes, à l’issue de cet extraordinaire combat contre Pénélope Vandicelle, vous êtes désormais notre nouvelle ambassadrice interrégionale ! Tout cela suscite évidemment un immense engouement pour les championnats de France à venir, où vous porterez haut et fort les couleurs de notre charmante bourgade. Pour FM Picardie et avant que la presse locale ne vous monopolise pour un interview circonstancié et les photos d’usage, puis-je caresser l’espoir de connaître à chaud vos premières impressions ? Qu’elle soit analogique ou numérique, je suis certain que tous nos auditeurs, rivés derrière leur radio, sont virtuellement suspendus à vos lèvres, au demeurant aujourd’hui plus ensanglantées que purpurines ! Une réponse brève, bien sûr ! »
J’hallucinais ! Ce pédant en faisait des tonnes, avec ses expressions d’un autre âge. Sur la balance des narcissiques aimant s’écouter parler, j’avais de toute évidence tiré le gros lot, et ma modestie était soumise à rude épreuve ! Ce n’était pourtant pas la remise des César, pas plus qu’un podium des Miss France : le pivot que j’avais perdu témoignait uniquement d’un âpre combat avec une valeureuse adversaire. Il piaffait d’impatience, j’imaginais mes amis pouffant par anticipation, eux qui savent que je suis tout sauf ceinture noire d’éloquence.
« Ze zuis zi zémue... ! »
La boulette ! Avec quatre mots et une dent en moins, j’avais zozoté une phrase aussi percutante qu’une attaque lancée dans le vide ! J’étais partagée entre le fou rire et les larmes, mais comment exprimer l’indicible, ce torrent d’émotions qui submergent le corps et l’esprit ? Tant d’entraînements et de combats depuis toute petite, pour être au rendez-vous de cet ultime ippon victorieux...
Quand les deux épaules de l’Abbevilloise avaient claqué sur le tatami, les miennes s’étaient libérées d’un poids énorme et j’avais souri... Dans la clameur de la foule, j’avais distinctement entendu Mémé 4L se déchirer une deuxième fois les cordes vocales, fracassant les tympans avoisinants. Ma grand-mère est une valeureuse infirmière de campagne qui refuse de prendre sa retraite, sillonnant six jours sur sept nos jolis villages. Épaux-Bézu, Bonnesvalyn, Monthiers, Grisolles, elle les parcourt avec un véritable supplément d’âme, été comme hiver, appliquant sans le savoir le code moral de ma discipline : politesse, courage, sincérité, honneur. Pour la modestie, il reste un peu d’entraînement, elle est merveilleusement humaine et par conséquent imparfaite. À l’instar de mon spécial au judo, elle dispose d’un sésame particulier qui lui ouvre les portes de la confiance : « décontractez-vous monsieur Michaud. Je prends soin de tout ce qui m’entoure, les plantes, les animaux, les gens, les objets et j’affirme que tout ce que je touche vaut de l’or ! Examinez cette carte grise pendant que je m’occupe de vos fesses. Cette Renault du siècle dernier avec laquelle j’effectue mes tournées, je l’ai achetée neuve ! Vous n’imaginez même pas sa cote à l’argus ! Quatre générations de Targoulet ont posé avec bonheur leur auguste séant sur la banquette arrière, soulagés par mes piqûres. Ça y est, vous pouvez remettre votre slip ! ».
La première fois où Mémé avait hurlé dans les gradins, c’est quand j’avais passé mon premier dan. Par la magie des coïncidences, ma sœur Aurélie était elle aussi sur le tatami, visant un objectif analogue, dans un coin opposé. Mémé, ça lui avait engendré le même torticolis que celui dont avaient souffert les spectateurs du match entre Mary Pierce et Steffi Graf, lors de l’Open Gaz de France de 1995. Elle ne savait plus où donner de la tête sauf que là, l’enjeu concernait ses deux petites filles : succès total, fiasco complet ou, plus délicat, une seule victoire ? Les plaies morales sont si douloureuses à panser... Le pire à ses yeux eût été deux admissions aux urgences, mais la réalité n’est pas systématiquement cruelle : nous avions toutes les deux remporté notre combat. Mémé était aphone et aux anges !
(...........).
« Mylène, après Aurélie, tu voulais toi aussi prononcer quelques mots ?
— Oui Mon Père, j’y tiens ! Mémé 4L restera à jamais notre ange gardien. Pour l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure, on n’aurait pu trouver meilleur symbole que cette vieille église qu’elle aimait tant — vaillante, toujours debout — située entre les deux berceaux de ses auteurs favoris, Racine et de La Fontaine... »