Le club-house

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« Allez Macha ! »

Macha, pour Marie-Charlotte. Tu sens le fric, déjà, non ? Il fallait la voir parader dès son arrivée, éclatante dans sa tenue blanche au logo Adidas, jupette, polo et visière assortie, toute fardée, visage fermé, port altier de princesse intouchable, et commander un « ice tea » au bar. Avec l'accent surjoué, et tout. « Aïssti ». Macha, je veux te détruire. Depuis le début, dès que je t'ai vue, pire, entendue. C'est mon projet, comme dirait l'autre, et ce qu'est jouissif, c'est qu'on fait ça sur ton terrain. Aïssti. Je t'en foutrais.

Bon, de mon côté, je suis aussi un bon gros cliché, c'est indéniable. Mais de l'autre côté du spectre. Préparez vos mouchoirs, j'envoie les violons. J'ai jamais pris de cours. Le tennis, pour moi, à la base, c'était à la télévision, quinze jours par an, à Roland Garros, voire un peu plus, quand la France réalisait un bon parcours en coupe Davis ou en Fed Cup.

Ma première raquette, mon daron me l'a achetée sur une réderie de cambrousse. Sans déc', à Flesselles, ça s'invente pas ; l'image du bled sur Google Maps, c'est un canasson, ça situe un peu. La raquette, c'était une Major ; pour te dire, la marque n'existait déjà plus à l'époque. On allait taper la balle avec Momo – Momo pour Amaury, pas Mohamed, je précise ; déjà, on était gosses de prolo dans le Santerre, donc bon, on n'allait pas rajouter immigrés sur le pedigree – à Dreuil, sur un terrain ouvert aux quatre vents, avec des bosses, avec des trous, et un filet de quatre sous, en lambeaux. Momo, c'était la mauvaise foi incarnée. Il trichait, pinaillait sur tous les points, annonçait faute des balles clairement dedans, claquait des aces par des trous dans le filet, mais je m'en foutais. Momo, il était comme moi, il s'emmerdait comme un rat, et il adorait le tennis. C'était Sampras, j'étais Agassi – il refusait de jouer contre Seles.

Et puis, un beau matin, après un match, Momo m'a dit : « On déménage ». Son père était muté à cinq-cents bornes. Je suis pas une sensible, mais j'ai quand même chialé en rentrant, quand mon daron m'a demandé ce qui n'allait pas. Mon paternel, c'est un beauf. J'exagère pas. Pour te dire, des fois, on allait se balader à Auchan. Pas pour faire des courses, non, c'était ça, la sortie du week-end, Auchan. Tu vois à quel point c'était la zone, quand même. Par contre, il a jamais pu me voir pleurer.
Il m'a dit : « Pleure pas, ma Tif, tu vas en faire du tennis ». Et il m'a inscrite à l'ATC, le club le plus cher de la ville. Moi, c'était pas ça, que je voulais. C'était rejoindre Momo. Mais dans la famille, on est pudique, on parle pas de ces choses-là. Alors j'ai joué le jeu, avec un mauvais jeu de mots.

Et puis, la haine se substitue plutôt bien au chagrin. On peut dire que ça m'a aidée à combler le manque. Et dès les premières minutes, je l'ai bien sentie, la haine. Elle s'agitait là, au niveau du sternum, quand mon père m'a déposée sur le parking, le premier jour. Il m'a regardée en souriant, tout pâle, me demandant si je voulais qu'il me dépose un peu plus loin. Il était gêné, le vieux, au volant de la Chamade, perdu au beau milieu des Allemandes, BM, Merco, Audi, et même des Porsche. Le tennis s'est démocratisé, il paraît. Note pour plus tard : penser à prévenir la fédé. Je les voyais tous, là, ces gosses de riches, agglutinés à la fenêtre, à me détailler en ricanant.

Le premier contact fut donc un désastre. Les suivants aussi. Dès que je pénétrais le fameux « club-house » – rien que ce nom, déjà, tu sens à quel point ils se la pètent – les conversations marquaient un blanc ; les regards convergeaient vers moi ; et la litanie des rires débutait. Pas des rires francs, non, des gloussements, des rictus, des railleries en messe basse, du bien faux-cul. Les entraînements se poursuivirent sur cette ligne. On me jugeait sur mes fringues sans marques, sur ma démarche, sur ma technique, peu académique, forcément. Même les coachs riaient en coin. J'ai encaissé sans broncher. Ce que j'attendais, c'étaient les tournois.

Et enfin, c'est arrivé. Alors je vais te dire, Macha, t'as intérêt à être prête, parce que sur le rainté, je vais pas te rater. C'est pas un match de tennis, là, c'est une putain de lutte des classes. Je m'imagine devant des caméras, après ma victoire. « C'est incroyable... Je voudrais remercier toute l'équipe, Proudhon, Fourier, Blanc, et Blanqui, bien sûr, spéciale dédicace, les copains, on a réussi ! »

Dès l'échauffement, j'envoie du bois. Elles me font rire, ces filles-là. Toutes pimpantes. Fraîches comme des gardons. Leur truc, c'est la grâce, avec un grand circonflexe, peaufiner le geste, lécher le mouvement. Se kiffer, quoi. Alors que bon, avec Momo, le tennis, on l'avait bien compris. La gagne, tu la joues souvent en appliquant deux principes plutôt simples. Primo : attaque. Attendre la faute de l'adversaire, c'est rarement une bonne idée, et c'est surtout le meilleur moyen de te morfondre en cas de défaite. Si tu prends pas de risques, c'est plutôt logique de ne pas gagner. On serait dans un concours de bien-pensance, je te dirais que c'est l'école de la vie, tatati, nanana. Mais non, c'est juste les faits. Il vaut mieux perdre avec panache que de gagner sans honneur, ou un truc dans le genre, tu vois l'idée. Deuxio : vise le revers. Dans 75 % des cas, c'est le coup le moins bon de l'adversaire. Pas la peine de se compliquer la vie.

Simple, basique.

Sauf que, bien sûr, le tennis, c'est bien plus que ça. C'est ce rapport entre l'esprit et le corps. C'est une chose de savoir ce qu'il faut faire, c'en est une autre que de le mettre en pratique. Est-ce que tes jambes vont donner l'impulsion suffisante, ton épaule se rabattre assez vite, ton poignet se casser au bon moment, ta main se montrer assez ferme sur le manche ? C'est compliqué, d'orchestrer toute cette belle horlogerie. Est-ce que tu ne vas pas trembler sur les points capitaux, les balles de break, de set, de match ? Es-tu capable de dompter ta peur de l'échec ? C'est là-dessus que j'ai un avantage indéniable sur Macha. C'est être bien riche que de n'avoir rien à perdre. J'en ai rien à secouer de ces gens-là, de ma réputation, du qu'en-dira-t-on. Je m'en tape. Alors qu'elle, perdre face à la « gueuse », comme ils m'appellent en loucedé, elle risque de mal le digérer.

« Allez Macha ! »

La gamine se prend pour Sharapova. Elle braille comme un goret qu'on égorge au moindre coup de raquette, même pour les amorties, même pour les lobs. Enfin, du moins, au début. C'est sûr qu'à 6/1 – 5/0, service à suivre, on l'entend moins, sa grande gueule. Tout sur le revers. À la fin, elle en brise sa raquette de frustration. Elle me tend un poisson mort en guise de poignée de main, écœurée, la nana. Elle va pour s'en aller, mais sa mère lui dit un truc à l'oreille. Alors elle revient, elle me dit : « Bien joué. Tu m'accompagnes pour boire un coup au club house ? » Au « kleub-à-housse », sérieusement ? Macha, je te hais.

Des Macha, par la suite, j'en ai battu par paquets de douze. J'irai pas jusqu'à dire que j'étais respectée, non, quand même pas, juste considérée, et c'était déjà pas mal, dans ce milieu si hermétique au monde réel. Ils n'ont pas réussi à m'effacer.

Je n'ai jamais revu Momo. Je ne suis pas devenue une championne de renom. Juste, j'existe.

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