Une brise encore fraîche l’accueillit lorsqu’elle sortit du bus. Elle savait que cela ne durerait pas. Elle se pencha sur sa jambe pour resserrer le lacet de l’une de ses baskets qui menaçait de la laisser cheville flottante à un moment qui serait forcément critique et elle s’engagea vers l’entrée du parc. Il était sept heures. Le lieu était presque vide d’hommes mais déjà très habité par des oiseaux en plein réveil qui chahutaient. Leurs trilles, stridules et sifflements fusaient des arbres vastes et bienfaisants qui ombrageaient le parc et dissimulaient les auteurs de ce concert de l’aube, leur ôtant toute timidité, voire toute retenue.
Lucie commença à trottiner l’air de rien, comme pour cacher à son corps ce qu’elle avait en tête. Encore indolentes, ses plantes de pieds rebondissaient sur le ruban de ciment avec une nonchalance et une mollesse qui lui laissèrent le temps de humer l’air calme avant que l’ensemble de ses muscles ne comprennent la traîtrise. Déjà son souffle protestait et elle se mit à son écoute pour l’apaiser pendant qu’elle prenait le premier grand virage du circuit qui dévoilait peu à peu son parcours. Lucie aimait ce virage dans lequel elle s’inclinait légèrement pour en épouser la courbure et qui la faisait accélérer comme un motard au Bol d’or. Il ne fallait pas être dupe et se laisser emporter, mais calmer la cadence sans quoi on ne tenait pas la distance. Dix kilomètres. Déjà, elle savourait l’ombre de chacun des arbres qu’elle croisait avec une acuité des sens impensable quelques pas auparavant. Le soleil amplifiait sa majesté tropicale sur l’horizon et sur les êtres. Dans quelques instants, elle attendrait les arbres sur son parcours avec l’espérance de ceux qui n’ont plus rien. Quand elle rejoindrait la petite futaie après l’interminable côte des six kilomètres, elle se mettrait à rire malgré elle du sentiment de délivrance qu’elle lui procurerait. Puis elle reviendrait sur elle-même et sur le rythme. Ne plus vraiment songer au corps, seulement lui faire confiance. Il tiendrait. Là, c’est la dernière grande boucle. Peu d’ombre par ici, et un faux plat. Le corps est dans son effort. Ne pas le troubler. Le laisser faire. L’alléger des actions inutiles. Enfin, le grand manguier. Accélérer un peu car on y est ! Les jambes se traînent, les jambes flageolent. Elle passe la ligne et immédiatement va s’étirer. Allonger le souffle et les écheveaux de muscles : abducteurs, quadriceps, mollets, ischio-jambiers. Une torpeur satisfaite gagne son être. Elle est en sueur. La lumière du jour claque au-dessus d’elle. Elle traverse un rectangle d’herbe d’une démarche démantibulée jusqu’à atteindre une cahute _ comme appeler autrement cette cabane de planches en bois devant laquelle s’affaire une femme en débardeur qui tient un bébé sur une hanche.
« Bonjour, souffle Lucie. Je voudrais une eau de coco ».
D’une grande brassée de fruits amassée dans un chariot, la femme choisit une noix bien verte. Elle pose le bébé sur l’herbe, prend une machette et de trois coups secs, tchak, tchak, tchak, taille dans le haut de la noix une ouverture par où elle glisse une paille puis elle tend la boisson à Lucie.
« Merci ». Les yeux fermés, Lucie aspire le jus frais d’une traite, goulûment, sauvagement. Aurait-elle tenu jusqu’au bout si elle n’avait pas su que cela l’attendait après les dix kilomètres ? Sa respiration redevenue silencieuse, la sueur refroidit sur sa peau. Un grand calme s’installe en elle à l’ombre de l’arbre bordant la cahute. La femme a remis le bébé sur sa hanche. Elle s’affaire autour de la glacière, y déplace des choses. Elle aligne de petits paquets de friandises sur l’étalage.
Lucie la regarde faire. Puis elle se lève, dépose la noix vide et la paille dans la poubelle et s’éloigne.
Trois jours plus tard, le soleil est toujours aussi tropical. A la même heure, Lucie fait son tour de circuit. Au début dans l’aube encore rose, à la fin dans la lumière déjà dure, impitoyable, de son île. Il est huit heures. Elle se dirige vers la cahute en planches. La femme est là. Le bébé dort dans une poussette.
« Une eau de coco, s’il vous plaît », demande Lucie.
La femme ouvre la noix de coco avec la machette. Son bras ne tremble pas alors qu’à chaque coup qui tombe, Lucie craint qu’elle rate sa cible et se blesse.
« Vous venez courir tôt », dit la femme.
« Je préfère courir à la fraîche. Après, je vais travailler. J’essaie de venir deux ou trois fois par semaine. Je participe à une course le week-end prochain. »
« Il y a ceux qui courent le soir. Cela dépend des goûts », répond la femme. Vous avez déjà tout bu. Voulez-vous la pulpe de coco ? »
Lucie lui tend la noix vide. La femme la fend avec la machette comme elle aurait ouvert un boeuf et racle la pulpe blanche et luisante.
« Que c’est bon », s’exclame Lucie.
« C’est très nourrissant ».
« Comment s’appelle votre bébé ? »
« Maria-Angela. Moi c’est Maria. Maria tout court ».
« Et moi Lucie. Je dois y aller maintenant. Bonne journée Maria ».
Le dimanche qui suivit, Lucie, un dossard attaché à son tee-shirt par des épingles, s’élança dans une multitude de jambes et de chaussures. Les plus véloces prirent le large rapidement. Lucie suivit sa cadence intérieure. Son corps répétait l’effort appris pendant les entraînements. A mi-parcours, on leur distribua de minuscules berlingots d’eau. Prise dans le rythme de ses jambes, Lucie se laissait porter par la mélopée des pieds. A l’arrivée, ses amis l’accueillirent avec des bravos bruyants qui la firent revenir à un monde dont elle s’était éloignée pendant la course. « Tu as battu tous tes records ! »
Ils firent la fête et ne virent pas la nuit finir.
Pendant quelque temps, Lucie n’alla plus courir. Jusqu’à ce que revienne l’appel du circuit à l’aube, des arbres, des oiseaux et du monde qui s’éveille. Elle acheva son tour et se dirigea, en sueur et essoufflée, vers la cahute. Un jeune homme en surgit, une casquette vissée sur la tête.
« Bonjour, je voudrais une eau de coco, s’il vous plaît », dit Lucie.
Elle s’assit à l’ombre de l’arbre et sirota d’une traite le jus du fruit de l’effort et de l’attente. Le jeune homme s’affairait dans la cahute et autour de la glacière.
« Il y avait une femme avec un bébé ici, lança Lucie. Je crois qu’elle s’appelait Maria ».
« Maria est rentrée dans son village avec sa fille, répondit-il. Sur les hauteurs, fit-il en levant le menton comme pour indiquer la direction des montagnes. Elle ne voulait pas rester en ville. Elle était venue ici le temps de soigner sa fille. La petite va bien maintenant ».
Lucie s’éloigna lentement et partit attendre le bus qui la conduirait au travail.
La semaine suivante, elle descendit du bus et se dirigea vers le parc et le circuit. La touffeur du jour ne s’atténuait pas encore malgré le soleil déclinant dans un flamboiement orange. Alors qu’elle bouclait son parcours, elle se retrouva face à la lune, immense, qui s’élevait à la rencontre des arbres et elle accéléra encore un peu.
Lucie commença à trottiner l’air de rien, comme pour cacher à son corps ce qu’elle avait en tête. Encore indolentes, ses plantes de pieds rebondissaient sur le ruban de ciment avec une nonchalance et une mollesse qui lui laissèrent le temps de humer l’air calme avant que l’ensemble de ses muscles ne comprennent la traîtrise. Déjà son souffle protestait et elle se mit à son écoute pour l’apaiser pendant qu’elle prenait le premier grand virage du circuit qui dévoilait peu à peu son parcours. Lucie aimait ce virage dans lequel elle s’inclinait légèrement pour en épouser la courbure et qui la faisait accélérer comme un motard au Bol d’or. Il ne fallait pas être dupe et se laisser emporter, mais calmer la cadence sans quoi on ne tenait pas la distance. Dix kilomètres. Déjà, elle savourait l’ombre de chacun des arbres qu’elle croisait avec une acuité des sens impensable quelques pas auparavant. Le soleil amplifiait sa majesté tropicale sur l’horizon et sur les êtres. Dans quelques instants, elle attendrait les arbres sur son parcours avec l’espérance de ceux qui n’ont plus rien. Quand elle rejoindrait la petite futaie après l’interminable côte des six kilomètres, elle se mettrait à rire malgré elle du sentiment de délivrance qu’elle lui procurerait. Puis elle reviendrait sur elle-même et sur le rythme. Ne plus vraiment songer au corps, seulement lui faire confiance. Il tiendrait. Là, c’est la dernière grande boucle. Peu d’ombre par ici, et un faux plat. Le corps est dans son effort. Ne pas le troubler. Le laisser faire. L’alléger des actions inutiles. Enfin, le grand manguier. Accélérer un peu car on y est ! Les jambes se traînent, les jambes flageolent. Elle passe la ligne et immédiatement va s’étirer. Allonger le souffle et les écheveaux de muscles : abducteurs, quadriceps, mollets, ischio-jambiers. Une torpeur satisfaite gagne son être. Elle est en sueur. La lumière du jour claque au-dessus d’elle. Elle traverse un rectangle d’herbe d’une démarche démantibulée jusqu’à atteindre une cahute _ comme appeler autrement cette cabane de planches en bois devant laquelle s’affaire une femme en débardeur qui tient un bébé sur une hanche.
« Bonjour, souffle Lucie. Je voudrais une eau de coco ».
D’une grande brassée de fruits amassée dans un chariot, la femme choisit une noix bien verte. Elle pose le bébé sur l’herbe, prend une machette et de trois coups secs, tchak, tchak, tchak, taille dans le haut de la noix une ouverture par où elle glisse une paille puis elle tend la boisson à Lucie.
« Merci ». Les yeux fermés, Lucie aspire le jus frais d’une traite, goulûment, sauvagement. Aurait-elle tenu jusqu’au bout si elle n’avait pas su que cela l’attendait après les dix kilomètres ? Sa respiration redevenue silencieuse, la sueur refroidit sur sa peau. Un grand calme s’installe en elle à l’ombre de l’arbre bordant la cahute. La femme a remis le bébé sur sa hanche. Elle s’affaire autour de la glacière, y déplace des choses. Elle aligne de petits paquets de friandises sur l’étalage.
Lucie la regarde faire. Puis elle se lève, dépose la noix vide et la paille dans la poubelle et s’éloigne.
Trois jours plus tard, le soleil est toujours aussi tropical. A la même heure, Lucie fait son tour de circuit. Au début dans l’aube encore rose, à la fin dans la lumière déjà dure, impitoyable, de son île. Il est huit heures. Elle se dirige vers la cahute en planches. La femme est là. Le bébé dort dans une poussette.
« Une eau de coco, s’il vous plaît », demande Lucie.
La femme ouvre la noix de coco avec la machette. Son bras ne tremble pas alors qu’à chaque coup qui tombe, Lucie craint qu’elle rate sa cible et se blesse.
« Vous venez courir tôt », dit la femme.
« Je préfère courir à la fraîche. Après, je vais travailler. J’essaie de venir deux ou trois fois par semaine. Je participe à une course le week-end prochain. »
« Il y a ceux qui courent le soir. Cela dépend des goûts », répond la femme. Vous avez déjà tout bu. Voulez-vous la pulpe de coco ? »
Lucie lui tend la noix vide. La femme la fend avec la machette comme elle aurait ouvert un boeuf et racle la pulpe blanche et luisante.
« Que c’est bon », s’exclame Lucie.
« C’est très nourrissant ».
« Comment s’appelle votre bébé ? »
« Maria-Angela. Moi c’est Maria. Maria tout court ».
« Et moi Lucie. Je dois y aller maintenant. Bonne journée Maria ».
Le dimanche qui suivit, Lucie, un dossard attaché à son tee-shirt par des épingles, s’élança dans une multitude de jambes et de chaussures. Les plus véloces prirent le large rapidement. Lucie suivit sa cadence intérieure. Son corps répétait l’effort appris pendant les entraînements. A mi-parcours, on leur distribua de minuscules berlingots d’eau. Prise dans le rythme de ses jambes, Lucie se laissait porter par la mélopée des pieds. A l’arrivée, ses amis l’accueillirent avec des bravos bruyants qui la firent revenir à un monde dont elle s’était éloignée pendant la course. « Tu as battu tous tes records ! »
Ils firent la fête et ne virent pas la nuit finir.
Pendant quelque temps, Lucie n’alla plus courir. Jusqu’à ce que revienne l’appel du circuit à l’aube, des arbres, des oiseaux et du monde qui s’éveille. Elle acheva son tour et se dirigea, en sueur et essoufflée, vers la cahute. Un jeune homme en surgit, une casquette vissée sur la tête.
« Bonjour, je voudrais une eau de coco, s’il vous plaît », dit Lucie.
Elle s’assit à l’ombre de l’arbre et sirota d’une traite le jus du fruit de l’effort et de l’attente. Le jeune homme s’affairait dans la cahute et autour de la glacière.
« Il y avait une femme avec un bébé ici, lança Lucie. Je crois qu’elle s’appelait Maria ».
« Maria est rentrée dans son village avec sa fille, répondit-il. Sur les hauteurs, fit-il en levant le menton comme pour indiquer la direction des montagnes. Elle ne voulait pas rester en ville. Elle était venue ici le temps de soigner sa fille. La petite va bien maintenant ».
Lucie s’éloigna lentement et partit attendre le bus qui la conduirait au travail.
La semaine suivante, elle descendit du bus et se dirigea vers le parc et le circuit. La touffeur du jour ne s’atténuait pas encore malgré le soleil déclinant dans un flamboiement orange. Alors qu’elle bouclait son parcours, elle se retrouva face à la lune, immense, qui s’élevait à la rencontre des arbres et elle accéléra encore un peu.