Le chef-d'oeuvre sans titre

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J'avais encore à l'esprit les images de vidéo-surveillance du musée. Elles m'avaient filé un frisson inédit. Qu'avaient pu ressentir ces visiteurs en découvrant la toile sans titre ? On devinait de la sidération, puis de la joie, de la peine, de l'hilarité. De la détresse pour finir. Des sentiments qui contaminaient les autres visiteurs de la salle : intrigués par les réactions stupéfiantes de leurs pairs, ils jetaient à leur tour un regard à la toile et se laissaient gagner par la folie tout aussi sûrement. La première fois que j'avais visionné les bandes, j'avais ri. C'est vrai, cela ressemblait tellement à un trip collectif ou à une caméra cachée. Ce monde ne tournait pas rond. D'abord la pandémie, puis ce tableau apparu par magie à la réouverture progressive du musée. J'avais ri au nez de la normalité. Puis j'avais déchanté. Je ne suis pas un monstre. Voir ces gens de tous âges finir par s'effondrer, vidés par leurs mimiques grotesques, secoués par des spasmes de plus en plus violents avant de rendre l'âme, cela ne pouvait laisser indifférent. On ne s'habitue jamais à la mort, même après avoir perdu une femme et un enfant dans la pandémie.

Je me rappelle m'être tourné vers mon supérieur, les larmes aux yeux. J'ai affronté son regard aride avant de lui demander pourquoi il me montrait ces images. « Mais vous êtes le conservateur du musée, vous devriez avoir une explication », m'avait-il dit. Je me doutais bien qu'il n'avait aucune idée de mon quotidien, comme tous les incapables à qui il avait succédé. Désastre d'un monde où le bagout ouvre plus de portes que les compétences. Je n'ai rien répondu et je suis rentré à la maison. Personne ne m'y attendait plus. J'ai mis une bûche dans la cheminée pour me réchauffer le corps et l'esprit. Dehors, la neige en avril. Rien n'avait de sens. Les images des visiteurs qui mouraient ne m'ont pas quitté. Je ne m'estimais pas légitime pour résoudre l'énigme, pourtant je me surpris à essayer. D'où venait la toile sans titre ? Personne ne le savait. Pendant la pandémie, on avait vu des œuvres improbables émerger un peu partout dans le monde. Je me souvenais de ces monolithes déposés dans le désert par des fanatiques de 2001, L'Odyssée de l'espace, puis déplacés le lendemain pour entretenir le mystère. Heureusement, les autorités avaient vite révélé la plaisanterie. Mais pour la toile mystérieuse ? Trois jours déjà que l'œuvre avait été exposée près d'une fenêtre trop nue dans le musée, sans que personne n'ait déclaré l'avoir déposée ici.

Après les nombreux décès, la police avait essayé de s'en approcher, mais chaque fois la curiosité avait été trop forte. Curiosité ou défiance, qui sait ? Les policiers avaient tourné la tête vers la toile, et avaient été des Hommes comme les autres. Leur port altier avait vite laissé place aux gesticulations d'épouvantail qui précédaient la mort. On n'était pas plus avancés... Un bip m'a tiré de ces réflexions. Un message du chef, visiblement peu enclin à me lâcher : « Vous devez décrocher le tableau sans titre. » Je n'étais même pas surpris. J'ai enfilé mes bottes, attrapé le trousseau de clés et j'ai claqué la porte. En ricanant.

La nuit était tombée. Les réverbères oscarisaient la neige. À côté du musée, quelques enfants jouaient au foot malgré la pénombre. J'ai stoppé quelques secondes pour contempler leur insouciance. À quelques mètres d'eux à peine, de l'autre côté du mur, il y avait ce qui tenait en haleine le monde entier depuis quelques jours. Les journalistes qui rôdaient en donnaient un bon indice, mais les enfants s'en moquaient. Je me suis surpris à espérer que mon fils soit parmi eux, mais plus jamais il ne jouerait au ballon. J'ai pénétré dans le musée d'un pas résolu. Je répétais mentalement la manœuvre. J'allais approcher du tableau presque à reculons, sans l'observer, le tirer de toutes mes forces en détournant le regard. Une allumette, un peu d'essence, et ce serait le bûcher des vanités pour répondre à celui des masques chirurgicaux quelques jours plus tôt, au milieu de scènes de liesse.

Voir le musée vide et éclairé comme en plein jour, bien qu'habituel ces derniers mois, ça m'a frappé. Les grandes allées entre les salles ne me m'inspiraient plus le même sentiment. Je marchais en soldat, vers une mission suicide que j'étais bien décidé à saboter. Parvenu au seuil de la salle maudite, j'ai pivoté pour marcher à reculons. Au diable la prestance, au diable l'honneur et la fierté. Je ne reculais devant rien. En quelques enjambées maladroites, après avoir manqué de trébucher une paire de fois, je me suis tenu près du tableau. Je me suis collé au mur sur lequel il était accroché, le regard tourné à l'opposé et j'ai tendu un bras pour agripper l'œuvre. Soudain j'ai entendu mon fils m'appeler. « Papa ! » Une voix qui a déchiré le silence. J'ai laissé la raison de côté pour me tourner vers l'origine du cri et mon regard s'est trouvé vissé à la toile sans nom. J'étais pris au piège. Je ne pouvais plus cligner des yeux. Mon environnement immédiat s'est évanoui. C'était moi et la toile. Impossible de tourner la tête. Impossible de la décrire.

J'ai senti un fil invisible, une connexion, et une fièvre intense. Mon esprit a basculé dans une agitation extrême. J'ai senti la caresse d'un soleil qui n'existait pas. Le baiser d'une pluie s'affranchissant des toits et plafonds. La sécurité d'un terreau chaud emprisonnant mes pieds. Le réconfort de centaines d'insectes se posant sur mon visage comme des dizaines d'étés confondus. Je les nourrissais sans amertume. Je me suis senti millénaire. Immémorial en même temps qu'au travers du fil invisible qui me reliait à la toile, je voyais mes cellules aller et venir. Comme des fourmis besogneuses porteuses de bribes de souvenirs moléculaires. Je me suis mis à rire bruyamment.
J'ai ressenti la peur ancestrale de l'animal traqué. La langue râpeuse de la mère qui lèche ses petits avant de les abandonner à la solitude du monde cruel. La désespérance d'un rongeur enfermé, les yeux traversant des barreaux que son corps ne lui permet pas de franchir. J'ai pleuré à chaudes larmes.
J'ai senti l'allégresse de dauphins moqueurs entre deux cabrioles au-dessus de la mer démontée. Saline. Nourricière. J'ai senti le vent me porter dans un courant chaud sous un tissu de plumes. L'envie de crier « liberté » traduite en un glapissement ridicule échappé de mon bec, j'ai ri à nouveau.

J'ai senti le rapport au vivant de milliers de vies passées. De mes vies. Mon corps héritait de leurs multitudes et mon corps était encore des myriades de vies, organisées, incandescentes. Mes yeux n'appréhendaient pas le tableau sans titre, mais ma mémoire se saturait rapidement du sentiment d'extraordinaire qu'il offrait. J'ai senti le fourmillement de molécules s'unissant pour produire une infinité de petits jets d'énergie par oxydoréduction, de chaleurs. Parmi elles, il y avait la chaleur de ma femme, de mes enfants, de mes parents, de leurs parents avant eux. Mon esprit est devenu blanc, apaisé, mais ma mémoire a craqué.

L'esprit à bloc, le sevrage total des sens. La conscience percluse d'entropie. Je suis tombé à genoux devant le chef-d'œuvre. J'allais mourir. Une pensée s'est pourtant échappée pour trouver le fameux titre manquant. Cycle. C'était évident. Je n'ai pas lutté. Il y a eu un bruit merveilleux, que je n'ai pas identifié tout de suite. C'était la vitre de la fenêtre à côté du tableau qui explosait, traversée par le tir prodigieux d'un des enfants dehors qui, en toute insouciance venait d'atteindre le tableau. Il a heurté le sol en se brisant. Petit à petit, j'ai recouvré mes sens. J'ai avancé la main et tâtonné pour éprouver les bris de verre de la vitre mêlés à d'autres, noirs et impénétrables. Je me suis redressé, juste assez pour croiser le regard d'un des gamins dehors, le visage inondé par la lumière du dedans. Il tenait son ballon et, interdit, me dévisageait.

Je lui ai simplement souri, du fond des âges.

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