Le chef des profondeurs

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Image de Portez haut les couleurs ! - 2023
La benne du camion était remplie de tout ce dont nous ne voulions plus. De vieux radiateurs en fonte, deux ou trois batteries d'anciennes voitures qui commençaient à fuir et une dizaine de sacs de gravats qui dataient de l'agrandissement de la maison. J'étais sale, fourbu de fatigue et inondé de sueur. Je ne voulais qu'une chose, prendre un bain puis me coucher. Mais Lisbeth rentrait le lendemain et à coup sûr, elle serait furieuse de constater qu'après quinze jours de totale liberté, je n'avais rien entrepris. Pourtant, après son départ, je m'étais mis en tête de lui montrer que j'allais faire quelque chose, qu'effectivement, l'avant de notre maison ressemblait à un dépotoir et que cela me tenait à cœur de m'en occuper. Pourtant, après avoir rempli quelques sacs, je m'en étais désintéressé pour ne m'en occuper qu'à la dernière minute. Il faisait nuit noire quand je m'affalai sur le siège conducteur. Inquiet, je jetai un coup d'œil sur les chiffres rouges de l'écran de l'autoradio. Je me dirigeai pied au plancher en direction de la déchetterie sur le point de fermer, pestant contre les feux de signalisations et les autres automobilistes qui avaient le tort de rouler trop lentement. Quand j'arrivai enfin, la grille se fermait avec ironie, éclairée par le gyrophare orange du portail. Une fois la colère passée, je réfléchis à la suite. Retourner à la maison avec le camion chargé était hors de question. À cause de Lisbeth et de son regard, de son père un peu –à qui j'avais promis un retour rapide de son véhicule- et de ma honte surtout, d'être le genre d'homme que j'étais. Une idée mauvaise surgit comme une bourrasque dans un coin de mon cerveau. Abandonner ma sinistre marchandise sur la voie publique. Je fis mine de repousser ce funeste dessein, mais en tournant la clé de contact, je savais que je le ferais. Je voyais même où me rendre...Un étang situé à une trentaine de kilomètres où enfant j'allais pêcher avec mon père. En cette saison, il serait sans doute désert. Sur le trajet, je m'arrêtai à une station-service. Je voulais être certain de ne croiser personne sur place. Je bus une demi-dizaine de cafés immondes et achetai un magazine automobile qu'aussitôt je jetai à la poubelle. J'attendis encore que la nationale se vide davantage et me remis en route. Je conduisis une dizaine de minutes jusqu'à la prochaine sortie puis après avoir emprunté la nationale, bifurquai en direction de la forêt. L'asphalte laissa place à la terre. L'endroit m'apparut moins sauvage que dans ma jeunesse. Une forêt rectiligne domptée par l'Homme longeait le chemin entourant l'étang. J'éteignis les phares et m'enfonçai sous les branches qui griffaient le toit du camion. Quand j'estimai me trouver suffisamment éloigner de la nationale, je coupai le monteur et bondis hors de la cabine. Le froid était mordant, le silence absolu et face à moi, les eaux de l'étang, calme comme un fauve prêt à se jeter sur sa proie, semblaient deviner mes sombres intentions. Sans plus attendre, je me mis à l'ouvrage et déchargeai mes immondices. Qu'elle était loin à cet instant précis, ma conscience écologique ! Bien enterrée sous des tonnes d'orgueil et d'incohérence. Bientôt, un amoncellement se forma entre deux touffes de hautes herbes formant un entonnoir jusqu'à l'étang. Avant de tout précipiter dans l'eau, je m'adossai à un arbre et fumais le reste de mon paquet de cigarettes. Tout était immobile autour de moi. L'absence de vent faisait ressembler les arbres à des statues effrayantes tapies dans les ténèbres en train de m'observer. La sonnerie de mon téléphone me fit sursauter. Le prénom de Lisbeth s'afficha sur l'écran. Je n'avais aucune envie d'entendre combien elle me méprisait. Je décidai de laisser sonner. La lumière bleue éclaira le tronc du tilleul et à ma grande surprise je reconnus sur son écorce, les mots que mon père y avait gravés vingt ans auparavant. Bernard + son fils Ian taillé à l'intérieur d'un poisson hilare. Je me souvins de cette fin de printemps, de ce dimanche ensoleillé passé à pécher. Je me souvins de la veille, de notre cuisine où depuis ma chaise, j'observais maman préparer les sandwichs qu'elle emballait dans l'aluminium et qu'ensuite elle rangeait avec soin dans un sac à dos marron. Je me souvins, enfin, de notre départ à l'aube dans notre vieille guimbarde grinçante. En plus de nos discussions sur la pêche et la nature sublime qui s'épanouissait autour de nous, papa m'avait dit que l'étang lui rappelait un livre. Il ne se rappelait plus le titre, mais il s'agissait d'un chef indien dont le corps avait été retrouvé parfaitement conservé au fond d'un lac par des plongeurs, grâce à la très basse température de l'eau. Le héros, ne souhaitant pas que la dépouille du chef fût vendue à des scientifiques étudiant les propriétés de l'eau glacée sur les cadavres, l'avait repêché et s'était enfui en la cachant dans un camion rempli de pains de glace, qu'il avait volé. Le récit m'avait profondément marqué. J'imaginai ce personnage exotique emmitouflé dans le néant gelé, à l'abri des effets du temps. Ébranlé par l'étrange coïncidence, je marchai jusqu'au tas de déchets. J'empoignai le premier sac de gravats qui vint et m'approchai du bord de l'étang. J'eus du mal à l'atteindre tant il était lourd. Pour me soulager les bras, je fis reposer une partie de son poids sur ma hanche droite. Au bout de quelques mètres, je commençais à sentir dans mes chaussures une méchante humidité qui remontait peu à peu le long de mon corps. Au moment de le précipiter dans l'eau, je me surpris à faire attention au chef indien, car je craignais que mes détritus abiment sa coiffe vénérable. Mon va-et-vient dura plus d'une heure. Je finis si éreinté que je ne pensais plus ni au tronc gravé, ni au mystérieux personnage du livre de mon père, pas plus qu'à Lisbeth et à la pause dans notre relation. Mon souffle revenu, je retournai au camion et remarquai dans un coin de la benne, un sac de gravats oublié. Deux tiges filetées s'en échappaient en un angle écarté ce qui donnait à l'ensemble, la forme inquiétante d'un escargot géant et difforme. Quand j'entrepris de le bouger, une de ses antennes se ficha dans ma cuisse et me blessa. Je le tirai à grande peine jusqu'à l'étang, le pantalon imbibé d'un mélange d'eau et de sang me collant à la peau. À la surface, de petites bulles argentées renvoyaient un terne scintillement. L'air des radiateurs, pensais-je... À bout de forces, je poussai ce maudit sac jusqu'aux dernières limites de la terre. Il bascula enfin, mais le sort voulut qu'une antenne du monstre se fiche dans la boucle de mes lacets et qu'elle finisse sa course dans l'un de mes œillets. Terrifié, j'empoignai de toutes mes forces des touffes d'herbes, mais elles s'arrachèrent en riant, de la terre gorgée d'eau. Je tentai d'enlever ma chaussure avec la pointe de mon pied libre, mais il glissait en poussant un crissement ridicule. Je fus entraîné par son poids et aussitôt, une explosion de bulles grisâtres me dévora. L'eau était si froide qu'en quelques secondes, je ne sentis plus mes membres. Je m'enfonçai pendant une éternité dans les profondeurs. Je touchai le fond et aperçu derrière un voile trouble, le tas des choses dont je ne voulais plus. À son sommet, dépassait la tête du chef indien. Son visage, tourné vers moi, m'offrit le spectacle de ses orbites vides. Ses traits exprimaient une grande colère. Je l'avais enseveli. L'instinct de conservation m'obligea à me débattre, mais très vite, j'accueillis l'eau dans mes poumons et cessai de bouger. Dans un dernier sursaut, je regardai le chef. La colère semblait avoir disparu, à la place, il affichait un air calme et bienveillant. Peut-être, lui qui était déjà passé par là, souhaitait-il m'accompagner fraternellement vers la mort ?  Ou alors, peut-être se montrait-il magnanime envers ma médiocrité et de mon inconséquence.

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