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Tous les deux jours, je m'en éloigne. Et tous les deux jours, je m'en rapproche. Au début, c'était une séparation. Et des retrouvailles. Ce sont désormais des vacances, et un lundi. Chaque kilomètre parcouru à l'aller me voit plus détendu. Plus serein. Si bien qu'au bout du voyage, je suis gai et heureux. À peine si je pense déjà qu'il me faudra revenir et reprendre la route dans l'autre sens.
Sur le trajet, je ne pense à rien. C'est-à-dire que je passe mon temps à rêver. À ébaucher des projets, à imaginer des futurs. Mon avenir est tout tracé : devant moi, le prochain arrêt, des passagers, et la gare routière d'arrivée. Les heures ne comptent pas, seul l'horaire a de l'importance. Et encore.
Dans ma cabine, je suis à l'abri, les avant-bras appuyés sur le large volant. Je n'ai pas à parler aux gens et eux n'en ont pas le droit. Je transgresse rarement. Eux de même. Il m'arrive, bien sûr, d'avoir envie de faire un brin de conversation à une passagère un peu plus souriante que les autres. Alors je modifie très légèrement l'inclinaison du rétroviseur intérieur pour l'apercevoir. Je l'observe de loin, tandis qu'elle s'égare dans le paysage qui défile à cent à l'heure, le front appuyé à la fenêtre. Puis je la vois somnoler, s'endormir. Mon rétroviseur revient à la route d'une chiquenaude désabusée. Et je les oublie tous.
Pendant cinquante, voire cent kilomètres, elle m'aura aidé à me dépoussiérer de la maison, à m'ôter des épaules le poids d'une femme : la mienne. Au retour, elle ralentit un peu le temps. J'ai l'impression d'aller moins vite, et ça me plaît bien.
Je n'ai rien à dire de ma femme. Elle est parfaite, attentionnée, aimante. Mais elle m'ennuie. Au fil du temps, elle est devenue l'un des postes à essence auquel je dois m'arrêter périodiquement. Avec elle, désormais, je dois aussi faire le plein. Et c'est un vide. Tout comme ma vie s'est progressivement vidée de toute substance. J'ai juste besoin d'un peu d'air. D'un grand bol d'air frais et solitaire.
Ce n'est pas seulement dû à cette autoroute interminable. D'ailleurs, cela fait longtemps que je ne la vois plus. Je la suis, presque aveuglément. Les avant-bras sur le volant, comme on attend sur un banc que le temps passe, que la vie bouge. Ce n'est plus moi qui avance mais le paysage qui défile. Les voitures me doublent au ralenti. Les passagers dorment, ou lisent. Attendent, dans tous les cas, que s'épuise leur voyage.
Ce qui m'épuise, moi, c'est d'être obligé de revenir à chaque fois. D'être de ces mules à sillonner sans arrêt le même champ.
Mais cette fois-ci, je débarque tout le monde et je poursuis seul. Je ne fais pas le retour. Je ne rentre pas. Je continue tout droit vers le sud. Je ne veux plus rentrer. Je dormirai dans le car. Sur la banquette du fond. Je profiterai tout seul des paysages. À mon rythme. Sans horaires. Sans itinéraire. Et je prendrai qui je veux, comme je veux. Même en dehors des arrêts prévus. D'ailleurs, il n'y aura plus d'arrêts. Plus de stations-service avec casse-croûte et toilettes. Plus d'aires d'autoroute. Mon car roulera comme un vaisseau fantôme, rideaux flottant follement dans les courants d'air, radio à fond. J'achèterai des CD qui bougent, pas cette soupe que je dois servir sur cinq cents kilomètres.
Et puis j'irai voir la mer. Je me garerai le long de l'océan. Et je marcherai dans mon couloir en regardant les vagues. J'ouvrirai les portes centrales au-dessus de la falaise, juste au ras du vide. Et je m'assiérai sur les marches, jambes pendantes, pour fumer une cigarette et contempler le coucher du soleil. Le vent nettoiera toutes ces odeurs de pieds et d'aisselles, tous ces parfums de femme qui se mélangent et surissent. Et, la bouche grande ouverte, sans plus de cravate réglementaire, je respirerai à pleins poumons l'air frais couru du large qui m'enivrera jusqu'au soir.
Alors, je repartirai à mon heure en longeant la mer. Vers le sud. Et quand j'arriverai dans les premiers sables du désert, je quitterai la route et j'irai m'enliser dans les dunes. La nuit, j'allumerai toutes les lumières. Et puis, j'attendrai le petit matin et le vacillement des phares pour mourir à mon tour, les avant-bras sur le volant, le rétroviseur tourné vers le soleil levant.
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Pourquoi on a aimé ?
Une nouvelle à la fois nostalgique, poétique et pleine d’espoir, qui a l’allure tranquille d’un voyage en car. On se délecte de ce texte
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