Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerez pas maître...et je ne serai pas votre... Sans attendre la fin de phrase de Mama Yosso, le Commandeur lui assena un coup au visage. Sec et rapide. Une petite coulée chaude et visqueuse glissa le long de son arcade sourcilière. La foule qui s'était rassemblée sur la Place de l'Eglantine, la grande place de l'habitation, ne disait rien. Le Commandeur lança lentement un jet de crachat par terre, ses yeux ronds de petite souris glissaient le long du corps de Mama Yosso tel un spectre, glacé. Elle resta droit, le port altier telle une légende d'enfance. Le Commandeur la fit attacher au milieu de la place. Le bruit courait que les marrons allaient organiser une révolte. Les propriétaires s'inquiétaient et le Commandeur pensait que Mama Yosso était au cœur du mouvement des marrons. Elle allait être pendue cette nuit.
Mama Yosso, je l'ai connue à douze ans. Je venais à peine d'arriver sur l'habitation de Desplaces après les insurrections dans le Sud. Le colon pour lequel je travaillais m'avait vendu à Desplaces. Il avait perdu toutes ses propriétés dans les incendies et voulait retourner en France. Mama Yosso m'avait accueilli à l'habitation et me traitait comme sa petite fille maasi.
Elle me disait parfois en s'amusant que si je n'avais pas eu cette couleur de peau, j'aurais pu être une vraie maasi comme son grand-père, Eniti Ogun, ce qui voulait dire, celui qui aimait la guerre. Elle me disait encore que c'était peut-être du côté du légendaire Eniti que je tenais ce sang-chaud, qui lui donnait l'impression que j'avais sous la peau un volcan toujours prêt à éclater. Mama Yosso a toujours les paroles qu'il faut pour faire rêver. J'étais esclave domestique comme elle sur l'habitation. J'étais la petite négresse bonne à faire rire les enfants de madame, leur donnais le bain, les nettoyais et je devais les veiller jusqu'à qu'ils aient sommeil pour les mettre dans leurs lits. C'est vrai que j'avais une couleur plus claire que les autres esclaves, une peau pareille aux quarteronnes qui habitaient de l'autre côté de la Place de l'Eglantine. Ce qui faisait que j'étais la moins maltraitée sur l'habitation Desplaces.
Mama Yosso n'a jamais voulu que je devienne un de ces êtres de la résignation que devenaient certains des nègres au fil des années à force de voir trop d'horreurs. Elle me disait toujours que si un jour je décidais de m'enfuir, je devais aller rejoindre les marrons de l'autre côté des montagnes. Mama Yosso arrosait une terre secrète en moi et me nourrissait de ses espérances. Elle tenait à ce que je participais à la cérémonie de ce soir. Elle me disait que j'avais mon rôle à jouer dans la réussite des choses à venir. C'était ses paroles à elle. Des paroles d'errances, de terre promise et de liberté. Des paroles d'oiseaux qui me remplissaient secrètement d'une folle énergie de faire bouger les choses.
La nuit était pleine de rumeurs intranquilles et violentes. Une odeur sucrée venant des champs de canne me picotait doucement les narines. De temps à autre, des éclairs bleutés striaient le ciel. Je marchais rapide, furtive. J'allais prendre part à la cérémonie du Bois-Caïman. Elle avait parlé au chef Boukmann pour lui dire que j'étais la plus adaptée pour donner le signal. La nuit était lourde et froide. J'avais découpé par la forêt afin d'éviter la maréchaussée. Le sous-bois humide tapissé de feuilles mortes et de fines branches sèches crissait sous mes pas. Je débouchai sur une petite clairière que je traversais rapidement. J'avais vaguement l'impression que quelqu'un m'avait aperçu au bord des routes. Impression que je chassais rapidement. Les battements du tambour se faisaient de plus en plus proches. Je ralentis le pas. J'apercevais des silhouettes qui tournoyaient autour d'un grand feu. Soudain, un homme surgit devant moi. Qui es-tu ? Lune, je m'appelle, répondis-je. Qui t'as invité, enchaînait-il, la mine sévère. Le maître des grand-chemins et des grand-carrefours. Il sourit et me laissa passer. Je venais de fournir la phrase d'entrée de la cérémonie.
Des corps se dissolvaient dans une danse effrénée. Les roulements du tambour, déchaînés, s'égrenaient, ivres, quand, soudain Boukmann apparut et marchait au mitan du feu. Les battements de tambour se turent simultanément. Sa voix terrifiante grondait au mitan de la cérémonie. Un cri fendit l'assistance en deux. Il m'apostropha. Grimèl*, viens ici. J'avançai. Où est Yosso ? Silence. Il me remit dans les mains un petit sachet de poudre grise. Tu sais ce que tu dois faire. Oui papa. Les battements du tambour reprenaient, intenses. Je m'étais mise à danser au milieu de l'assemblée. En transe. Jusque tard dans la nuit. Sous la pluie. Sauvage.
Je fus réveillée par des hurlements horribles. Je sortis de la case. Je voyais le Commandeur et deux soldats détacher Mama Yosso et la traîner dans la boue. Ils criaient, l'injuriaient Sale sorcière d'esclave. On va t'apprendre la rébellion. J'étais terrifiée. Desplaces était venu, il discutait avec le Commandeur. Il avait demandé de lui administrer quatre-cent cinquante coups de fouet au lieu de la pendaison.
Je pleurais. Incapable d'agir. La rage dans mes poings serrés. Mama Yosso me regardait. Je ne pouvais fuir son regard. Je devais lui dire que j'étais là à côté d'elle. Les coups de fouet cinglaient l'air et atterrissaient sur son dos ensanglanté. Après, d'interminables tortures, ils l'ont laissée là traînante au soleil. Les soldats causaient avec Maître Desplaces. Ils riaient et causaient de belles paroles sur les taxes, les plantations avec ce brin de soleil dans les yeux. Je sentis monter en moi une colère froide qui me serrait la gorge. J'ai mis Yosso à l'intérieur de la case. J'ai mis un cataplasme sur son dos. Elle essayait de sourire tristement, elle me regardait. Ma fille, le chef, il t'a remis quelque chose. Oui man. Tu sais ce que tu dois faire ? Oui Mama Yosso. Sois forte. Elle s'était mise à chanter en maasi. Un chant léger et triste. Je m'étais mise à pleurer doucement contre elle.
J'avançais dans la nuit.
J'avais peur. Je repensais à Mama Yosso pour me donner du courage. Je traversais rapidement la cour. Je devais aller au puits situé derrière l'habitation pour l'empoisonner avec la poudre. Je me faufilais sous les bosquets. Il n'y avait personne. J'ôtais le couvercle et j'y déversai tout le contenu. Mon cœur me montait à la gorge. Je remontai par un chemin plus étroit qui donnait sur le champ de canne où s'était caché les hommes. J'avançais dans la nuit. Tremblante. Une voix me fit reculer, grave. Qui va la ? me lança-t-il. Je ne répondis rien. Je me tapissais dans un coin d'obscurité. C'était la voix du Commandeur, il était en compagnie d'un soldat de la maréchaussée. Qui va la je répète ? Je rampai par terre sous les bosquets. Un vif coup de pied reçu dans les côtes me fit grincer des dents. Je bondis. Je devais retrouver les hommes dans la nuit. Le soldat faillit m'attraper. Je coupai par les champs pour les retrouver. Je m'étais aplatie dans une boue puante. Je sifflai trois fois. Un sifflement me répondit, espacés, en trois fois. Boukmann apparut devant moi. C'est fait Grimèl ? Il prit la conque dans ma main. Il soufflait longuement dedans. D'autres signalements furent vite donnés. D'autres hommes nous rejoignirent. Ils criaient. Bas la colonie ! Bas les colons ! Vivre libres ou mourir !
L'un deux poussèrent à mes pieds la tête du Commandeur avec des cris de guerre effroyable. Je sortis du champ. De vifs brasiers commençaient déjà à illuminer le ciel. Un feu vif jaune et bleu irisait la nuit. Des habitations montaient les pleurs, les crépitements des balles, les regards effarés des propriétaires.
Je restais planter devant les flammes.
Étonnée. Puissante.
Je rejoignis les hommes dans la mêlée.
Un torrent de laves circulaient sous mes veines. Je sentais que l'heure de notre liberté avait sonné à Saint-Domingue. Libres.
Mama Yosso, je l'ai connue à douze ans. Je venais à peine d'arriver sur l'habitation de Desplaces après les insurrections dans le Sud. Le colon pour lequel je travaillais m'avait vendu à Desplaces. Il avait perdu toutes ses propriétés dans les incendies et voulait retourner en France. Mama Yosso m'avait accueilli à l'habitation et me traitait comme sa petite fille maasi.
Elle me disait parfois en s'amusant que si je n'avais pas eu cette couleur de peau, j'aurais pu être une vraie maasi comme son grand-père, Eniti Ogun, ce qui voulait dire, celui qui aimait la guerre. Elle me disait encore que c'était peut-être du côté du légendaire Eniti que je tenais ce sang-chaud, qui lui donnait l'impression que j'avais sous la peau un volcan toujours prêt à éclater. Mama Yosso a toujours les paroles qu'il faut pour faire rêver. J'étais esclave domestique comme elle sur l'habitation. J'étais la petite négresse bonne à faire rire les enfants de madame, leur donnais le bain, les nettoyais et je devais les veiller jusqu'à qu'ils aient sommeil pour les mettre dans leurs lits. C'est vrai que j'avais une couleur plus claire que les autres esclaves, une peau pareille aux quarteronnes qui habitaient de l'autre côté de la Place de l'Eglantine. Ce qui faisait que j'étais la moins maltraitée sur l'habitation Desplaces.
Mama Yosso n'a jamais voulu que je devienne un de ces êtres de la résignation que devenaient certains des nègres au fil des années à force de voir trop d'horreurs. Elle me disait toujours que si un jour je décidais de m'enfuir, je devais aller rejoindre les marrons de l'autre côté des montagnes. Mama Yosso arrosait une terre secrète en moi et me nourrissait de ses espérances. Elle tenait à ce que je participais à la cérémonie de ce soir. Elle me disait que j'avais mon rôle à jouer dans la réussite des choses à venir. C'était ses paroles à elle. Des paroles d'errances, de terre promise et de liberté. Des paroles d'oiseaux qui me remplissaient secrètement d'une folle énergie de faire bouger les choses.
La nuit était pleine de rumeurs intranquilles et violentes. Une odeur sucrée venant des champs de canne me picotait doucement les narines. De temps à autre, des éclairs bleutés striaient le ciel. Je marchais rapide, furtive. J'allais prendre part à la cérémonie du Bois-Caïman. Elle avait parlé au chef Boukmann pour lui dire que j'étais la plus adaptée pour donner le signal. La nuit était lourde et froide. J'avais découpé par la forêt afin d'éviter la maréchaussée. Le sous-bois humide tapissé de feuilles mortes et de fines branches sèches crissait sous mes pas. Je débouchai sur une petite clairière que je traversais rapidement. J'avais vaguement l'impression que quelqu'un m'avait aperçu au bord des routes. Impression que je chassais rapidement. Les battements du tambour se faisaient de plus en plus proches. Je ralentis le pas. J'apercevais des silhouettes qui tournoyaient autour d'un grand feu. Soudain, un homme surgit devant moi. Qui es-tu ? Lune, je m'appelle, répondis-je. Qui t'as invité, enchaînait-il, la mine sévère. Le maître des grand-chemins et des grand-carrefours. Il sourit et me laissa passer. Je venais de fournir la phrase d'entrée de la cérémonie.
Des corps se dissolvaient dans une danse effrénée. Les roulements du tambour, déchaînés, s'égrenaient, ivres, quand, soudain Boukmann apparut et marchait au mitan du feu. Les battements de tambour se turent simultanément. Sa voix terrifiante grondait au mitan de la cérémonie. Un cri fendit l'assistance en deux. Il m'apostropha. Grimèl*, viens ici. J'avançai. Où est Yosso ? Silence. Il me remit dans les mains un petit sachet de poudre grise. Tu sais ce que tu dois faire. Oui papa. Les battements du tambour reprenaient, intenses. Je m'étais mise à danser au milieu de l'assemblée. En transe. Jusque tard dans la nuit. Sous la pluie. Sauvage.
Je fus réveillée par des hurlements horribles. Je sortis de la case. Je voyais le Commandeur et deux soldats détacher Mama Yosso et la traîner dans la boue. Ils criaient, l'injuriaient Sale sorcière d'esclave. On va t'apprendre la rébellion. J'étais terrifiée. Desplaces était venu, il discutait avec le Commandeur. Il avait demandé de lui administrer quatre-cent cinquante coups de fouet au lieu de la pendaison.
Je pleurais. Incapable d'agir. La rage dans mes poings serrés. Mama Yosso me regardait. Je ne pouvais fuir son regard. Je devais lui dire que j'étais là à côté d'elle. Les coups de fouet cinglaient l'air et atterrissaient sur son dos ensanglanté. Après, d'interminables tortures, ils l'ont laissée là traînante au soleil. Les soldats causaient avec Maître Desplaces. Ils riaient et causaient de belles paroles sur les taxes, les plantations avec ce brin de soleil dans les yeux. Je sentis monter en moi une colère froide qui me serrait la gorge. J'ai mis Yosso à l'intérieur de la case. J'ai mis un cataplasme sur son dos. Elle essayait de sourire tristement, elle me regardait. Ma fille, le chef, il t'a remis quelque chose. Oui man. Tu sais ce que tu dois faire ? Oui Mama Yosso. Sois forte. Elle s'était mise à chanter en maasi. Un chant léger et triste. Je m'étais mise à pleurer doucement contre elle.
J'avançais dans la nuit.
J'avais peur. Je repensais à Mama Yosso pour me donner du courage. Je traversais rapidement la cour. Je devais aller au puits situé derrière l'habitation pour l'empoisonner avec la poudre. Je me faufilais sous les bosquets. Il n'y avait personne. J'ôtais le couvercle et j'y déversai tout le contenu. Mon cœur me montait à la gorge. Je remontai par un chemin plus étroit qui donnait sur le champ de canne où s'était caché les hommes. J'avançais dans la nuit. Tremblante. Une voix me fit reculer, grave. Qui va la ? me lança-t-il. Je ne répondis rien. Je me tapissais dans un coin d'obscurité. C'était la voix du Commandeur, il était en compagnie d'un soldat de la maréchaussée. Qui va la je répète ? Je rampai par terre sous les bosquets. Un vif coup de pied reçu dans les côtes me fit grincer des dents. Je bondis. Je devais retrouver les hommes dans la nuit. Le soldat faillit m'attraper. Je coupai par les champs pour les retrouver. Je m'étais aplatie dans une boue puante. Je sifflai trois fois. Un sifflement me répondit, espacés, en trois fois. Boukmann apparut devant moi. C'est fait Grimèl ? Il prit la conque dans ma main. Il soufflait longuement dedans. D'autres signalements furent vite donnés. D'autres hommes nous rejoignirent. Ils criaient. Bas la colonie ! Bas les colons ! Vivre libres ou mourir !
L'un deux poussèrent à mes pieds la tête du Commandeur avec des cris de guerre effroyable. Je sortis du champ. De vifs brasiers commençaient déjà à illuminer le ciel. Un feu vif jaune et bleu irisait la nuit. Des habitations montaient les pleurs, les crépitements des balles, les regards effarés des propriétaires.
Je restais planter devant les flammes.
Étonnée. Puissante.
Je rejoignis les hommes dans la mêlée.
Un torrent de laves circulaient sous mes veines. Je sentais que l'heure de notre liberté avait sonné à Saint-Domingue. Libres.