Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Une éternité dans une minute. La minute la plus importante de ma vie. Une minute, ce n'est rien dans une vie, un fragment tout au plus ; un instant envolé aussitôt qu'il est passé, et pourtant, parfois, il suffit d'une minute pour changer une vie. Ou deux.
Il arrive souvent qu'on sache que quelque chose va se produire. On le sent arriver lentement, discrètement, ce moment qui voit tout basculer, comme une certitude qui s'insinue au plus profond de soi. Mais peu importe qu'on le sente approcher, peu importe qu'on essaie de s'y préparer, personne n'est jamais vraiment près quand tout s'enclenche et que le temps s'arrête.
Même si je ne m'en rends pas compte tout de suite, cette soirée est l'un de ces moments. Elle vient à la suite d'une longue journée, qui s'étire encore et encore, comme si elle ne voulait pas laisser place à la suivante. La chaleur de l'été m'enveloppe de son étreinte étouffante, déterminée à ne pas me laisser fuir malgré ma lassitude et mon envie d'une douche fraîche. Le ressac de l'océan, tout proche, m'appelle à grands cris, mais ce n'est pas le moment pour un bain. Il est encore trop tôt, bien trop tôt : le soleil vient d'entamer sa lente chute vers l'horizon et si les premières étoiles ne tarderont plus, le bain de minuit, lui, est encore loin.
Les voix et les rires montent et descendent autour de moi, au gré des conversations qui s'animent ou s'éteignent. Malgré la moiteur ambiante d'un été trop chaud, la soirée parvient à être agréable. Le sable chaud sous nos pieds et les flammes rougeoyantes du feu donnent un caractère intime à l'assemblée, même si personne ne se connaissait il y a encore quelques heures. Les discussions vont bon train jusqu'à ce qu'elles soient coupées par une voix douce qui s'élève progressivement au-dessus du brouhaha créé par le groupe, accompagnée par une guitare. Comme les autres, je cède à l'appel de la musique et me tourne vers le feu.
Elle est assise de l'autre côté, l'instrument sur ses genoux et les yeux si délicatement fermés qu'ils donnent à son visage un air de quiétude telle que je n'en ai jamais ressenti. Ses cheveux volettent dans la douce brise marine naissante. Il m'est impossible de déterminer leur couleur puisque dans la nuit tombante et incendiée par les feux des flammes et du couchant, ils se parent de reflets dorés, rouges et oranges. Sa voix est douce et chaude, énonçant des mots dans une langue qui m'est inconnue, et pourtant, contre toute attente, il me semble les comprendre. Un frisson traverse mon corps, et les poils se dressent sur ma nuque, je ne sais pas si c'est à cause de la brise qui fraîchit ou de ce chant qui m'envoûte lentement. Il fait bouger quelque chose au fond de moi, et je sens comme un crochet me tirer vers les flammes depuis l'intérieur de mon ventre, derrière mon nombril. C'est quelque chose que je n'ai jamais ressenti jusqu'alors.
Peu à peu, ma respiration ralentit pendant que les battements de mon cœur se font de plus en plus forts jusqu'à résonner à mes oreilles. Le monde se réduit à ce rythmique baboum baboum, aux craquements du feu et à la jeune fille qui chante face à moi à travers les flammes. Elle se balance à la cadence de son chant dans un mouvement si fluide et si doux qu'il en devient hypnotisant.
Les secondes s'égrènent au son de sa voix. Elles s'envolent une à une dans une lenteur presque douloureuse parce que je sais–je sens–qu'elle est illusoire. Les yeux de la fille s'ouvrent lentement, comme les ailes du papillon qui prend le soleil au printemps s'entrouvrent et s'entreferment afin de capter les rayons vivifiants, et nos regards se croisent, s'accrochent. Je réalise que nos deux visages sont au même niveau désormais : mon corps a glissé au sol sans que je ne m'en rende compte et me voici maintenant à genoux face à elle, en train de me noyer dans ses yeux si clairs que le feu les emplit d'oranges et de dorés.
Puis elle sourit.
Elle me sourit, à moi, et je crois que mon cœur s'arrête. Il doit bien s'arrêter, je ne vois pas d'autre possibilité. Seul un cœur qui s'arrête est capable d'engendrer une douleur pareille. C'est comme un éclair. Si vif et si puissant que j'en arrête de respirer. Que j'en arrête de voir. Les filaments dorés entrelacés dans ses cheveux ; les reflets dansants des flammes dans ses iris ; les taches de rousseur semées sur son visage ; son sourire malicieux et l'adorable fossette qu'il fait apparaître disparaissent, tous en même temps. Ils sont remplacés par un écran flou, humide. Les bruits aussi s'éteignent, noyés sous un silence assourdissant, trop profond pour être supporté et trop douloureux pour être ignorés.
Soudain la fraîcheur. Celle d'une main posée sur la mienne, qui l'étreint doucement. Des mots énoncés d'une voix douce, si semblable à sa voix chantée, percent à travers le silence et me ramènent parmi les vivants d'une façon ou d'une autre. Elle est agenouillée devant moi, dans une position qui reflète la mienne, avec son sourire malicieux et la fossette qui l'accompagne et l'inquiétude dans ses yeux pâles désertés du reflet des flammes. Deux choses qui signifient l'inverse, l'une marque d'un amusement, l'autre signe d'une peur si réelle qu'elle fait soulever sa poitrine à la fréquence d'un noyé qui perce la surface de l'eau, avide de l'air qui lui fait défaut.
Ses yeux dans mes yeux, sa main sur la mienne, nos respirations paniquées qui peu à peu se calment, ralentissent, et une compréhension mutuelle, presque instantanée, ainsi qu'une promesse : toujours. Nous sommes restées ainsi pendant un temps qui m'a semblé à la fois si long et si bref, isolées de tout et de tout le monde jusqu'à ce que la montre à mon poignet bipe, signalant le passage d'une minute. C'est là que j'ai réalisé que cela n'avait duré qu'une minute, ses yeux dans les miens, la peur qui s'efface, la compréhension mutuelle, et pourtant ça n'avait pas été que soixante secondes, mais bien plus, une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Notre éternité, ou plutôt son commencement.