Le caisson de la noème

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Cela faisait un bon moment que je n’arrivais plus à établir la différence. Ce n’était pas une sensation que j’avais à cœur, le fait de ne pas pouvoir trancher entre ce qui est et ce qui n’est pas. Comment peut-on combattre quelque chose qu’on ne connait pas, qu’on ne comprend pas ? L’inconnu a toujours été, depuis la nuit des abysses, un adversaire redoutable et craint. Le silence qui accompagnait l’obscurité était d’une lourdeur à faire ployer la colonne vertébrale. Étais-je en train de rêver ? Je ne me souvenais presque jamais de mes rêves, les bribes qui me parvenaient par moments étaient d’une iridescence à bruler les rétines, les images étaient toutes noyées dans une lumière explosive. À croire que je rêvais seulement des anges. Mais je ne me savais pas capables de rêver des ténèbres. Est-ce-qu’en rêvant j’étais en train d’explorer les profondeurs de mon âme ? Je n’étais pas un enfant de chœur, j’ai fait des choses que ma feue mère n’aurait pas approuvées. J’ai tellement abusé de chose dans la vie que j’ai honte de regarder ma tronche dans le miroir. Celui que je vois le plus souvent, je ne le reconnais pas, un reflet buriné, battu, décati par des années à se morfondre dans une poudre narcotique qui ne ronge pas seulement le ciboulot mais creuse un peu plus jusqu’à faire éternuer ma flamme vitale.
Le silence ne répondit pas cependant à mes interrogations, il était de marbre, sans charme, insensible à cette âme, ivre, perdue dans des ténèbres qu’elle ne comprenait pas. Une idée me traversa alors l’esprit, une idée qui fit emballer mon cœur. Le silence avait des chapes de plomb et l’obscurité était de plus en plus étreignant. Étais-je mort ? Question fatidique. Au mieux, je m’étais toujours préparé pour ce visiteur encapuchonné, traînant les ténèbres derrière elle. Au fond de moi, j’avais toujours su qu’elle était là quelque part à me guetter. Je me suis joué des scénarios dans laquelle la mort me surprendrait, m’envelopperait et s’envolerait avec moi vers les spirales de l’oubli. Parfois j’avais même essayé de l’attirer vers moi tant ma vie était vidée et sans fraîcheur. Mais maintenant que je le sentais, si près, trop près, j’en ai la chair de poule. J’essayais de battre des paupières comme pour me réveiller de ce cauchemar moribond. Je ne pouvais pas, je ne ressentais rien, c’était comme si je n’avais pas de paupières, comme si je n’avais pas de visage, comme si l’obscurité et moi étions deux entités indistincts, j’étais elle et elle était en moi. Comme si je n’existais pas ou... plus. La mort n’a pas d’odeur pourtant on le sent toujours venir et cela nous fait retourner les boyaux. Juste avant le baiser cadavérique, on perd un peu de notre endurance et on se met à regretter les petites choses de la vie.
Étais-je devenu un cataplasme cogitant qui s’étirait inlassablement dans les méandres dilatés du temps ? Il y avait tant de questions qui prenaient mon esprit d’assaut qu’elles créaient cette confusion pugilistique à « qui veux prendre plus de place » entre l’obscurité et elles-mêmes. Je n’étais qu’un spectateur élastique, indécis, spectral peut-être, du cafouillis qui se jouait sur le terrain de ma propre conscience. En temps normal, je ne réfléchissais pas autant, j’étais toujours dans les vapes psychédéliques d’où me jetait la poudre magique. Je commençais vraiment à penser que j’étais mort par cette étonnante et fascinante acquisition rapide de sagesse et de lucidité.

C’est à cet instant que j’entendis au cœur des ténèbres, le jaillissement d’un son sourd, un roulement rythmique, comme un tambour à l’agonie. Boum-Tap Boum-Tap Boum-Tap. La dernière note s’écrasait de la même manière qu’une gouttelette se tue à la surface de l’eau. D’où ce son provenait-il ? Au moment où mon esprit fit allusion à celle-ci, subitement, d’un mécanisme que je ne comprenais pas (je suis désemparé), ce que j’appelais maintenant mon obscurité se remplit d’une substance épaisse, mouvante. Je n’avais non seulement la tête perdue dans le noir, mais elle était au cœur d’un océan. Étais-je dans le ventre de la mer ? Dans les fosses insondables et mystérieuses ? Comment pouvais-je encore respirer ? J’essayais une fois encore de me toucher le visage. Je ne perçus rien, je ne ressentis rien. Je ne savais même pas où étaient mes yeux encore moins si j’avais des bras. Il ne restait de moi qu’une conscience valide qui faisait écho dans un silence funèbre.

Suis-je dans le noir où ai-je les yeux fermés ? Quelle énigme de sphinx à élucider. Je croyais que j’étais de préférence emprisonné dans les ténèbres de mon esprit. C’est en cet instant que je commençais à me poser cette question : « qui suis-je ? » et « où suis-je ». Je m’efforçais de ramener mes souvenirs à la vie. Je me rappelais seulement de ma mère mais j’étais incapable d’en dire plus sur moi. « Qui suis-je ? ». « Où suis-je ? ». On m’a dit qu’au moins une fois dans leur vie tout homme se posait ces questions. C’était un moyen de se redéfinir et d’aller vers l’avant en devenant ce à quoi nous sommes destinés. Mais qu’est-ce que c’est un homme, seul, sans visage, au milieu des ténèbres et de son angoisse ?

Cogito ergo sum. J’étais une pensée aveugle suspendue dans un vide inconnu. Reflet flouté, les sens brisés, mais j’étais une pensée qui flottait, qui se cherchait au milieu d’une brume. Cogito ergo sum. Puis, distinctement, tout me revient en tête. Comme si par ce vieil adage, j’avais le sésame pour accéder à la cave de ma mémoire. Je savais qui j’étais et pourquoi j’avais la tête dans les ténèbres noyé sous l’eau. Je n’ai jamais été un toxicomane, ni un connard à quatre sous. Je suis un homme qui a livré son corps à la science pour l’évolution de son espèce. Je me suis porté volontaire pour des expériences un peu poussée vers le surnaturel. Ouvrir ma conscience afin de libérer de mon don télépathique afin de pouvoir communiquer avec des espèces supérieures en brisant certaines barrières métaphysiques. On m’a enfermé dans un caisson d’incubation rempli de liquide amniotique et d’autres substances placentaires. Noyés dans cette substance néonatale mes souvenirs fœtaux resurgissaient, depuis la semaine où mes cellules rétiniennes se sont agglomérées. Les émotions que je ressentais tantôt étaient celle de ma mère. Mis à part la relation nutritionnelle qu’elle maintenait avec le moi fœtal, il y avait aussi une sorte d’intrication psychique. Je ressentais toutes ses angoisses, ses peurs et ses regrets. Ma mère était une droguée dont son addiction avait fini par avoir raison d’elle. C’était beaucoup de chance que je n’étais pas né avec des malformations congénitales. Le bruit sourd agonisant était les battements de mon cœur embryonnaire qui luttait contre les agressions de ces foutues drogues. Dans ce caisson d’incubation, tous mes sens se retrouvaient inhibés, une annihilation qui me permettait de me focaliser sur l’essentiel : ma pensée. Le noème. J’étais un fantôme qui tentait d’établir une connexion vers d’autres mondes parallèles. J’étais une passerelle entre deux mondes, une passerelle avec un bandeau sur les yeux. Je suis le sujet 001 du programme secret défense.


Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Ni l’un ni l’autre. L’obscurité est le point qu’il faut viser car sa vraie raison d’être c’est de nous cacher des choses. Tellement de choses.