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Quelle suprême injustice.
Élodie fixait le cactus posé sur sa table de cuisine. Une petite chose verte, piquante, vaguement grotesque dans son minuscule pot en plastique marron. Voilà ce qu'on lui avait vendu comme « increvable », « idéal pour les gens débordés » et, surtout, « sans exigences ». Trois semaines. Il lui avait suffi de trois semaines pour faire moisir un cactus.
— Ce n'est pas possible, tu fais exprès, non ? lança-t-elle au végétal en inclinant la tête.
Magnus (c'était son nom, elle baptisait tout) restait impassible, son épine la plus longue pointée vers elle comme un doigt accusateur.
Élodie, 32 ans, célibataire professionnelle (c'est ainsi qu'elle se définissait), vivait dans un appartement si petit qu'elle s'y sentait comme un papillon dans une minuscule boîte d'allumettes. Le jour, elle travaillait dans une librairie où les clients venaient demander si L'Étranger n'était pas ce livre qui parlait de la banlieue. Et le soir, elle passait des heures à rédiger des listes.
Des listes pour tout : « Ce que je vais accomplir avant mes 35 ans », « Courses pour la semaine », « Rattraper les saisons manquées de The Crown », « Choses à dire à ma mère (mais pas tout d'un coup) ». Et bien sûr, la liste suprême, celle qu'elle avait intitulée avec une ironie féroce : « Comment devenir quelqu'un de mieux ».
Sur cette dernière figuraient des items comme :
- Perdre cinq kilos,
- Apprendre l'italien (au moins les bases),
- Arrêter de passer mes nerfs sur des plantes inoffensives.
Et pourtant, malgré tout ce bel effort d'organisation, elle avait ce sentiment. Ce creux. Comme une faim qui ne voulait pas s'apaiser, peu importe combien de cases elle cochait.
Le cactus, donc. Magnus.
Elle l'avait acheté sur un coup de tête, une sorte de défi. Élodie avait lu quelque part que posséder une plante, même minuscule, était « bénéfique pour l'âme ». Il n'était pas précisé quel genre de plante, alors elle avait opté pour la plus robuste : un cactus. Pas besoin de beaucoup d'eau. Pas besoin d'entretien. « Parfait », avait-elle pensé en le posant soigneusement sur le rebord de la fenêtre, entre une tasse fêlée et une pile de bouquins poussiéreux.
Mais voilà qu'une tache grisâtre était apparue à la base de Magnus. Une infection, peut-être ? Ou une moisissure, conséquence d'un arrosage mal géré ? Peu importe. L'increvable était en train de crever, et c'était sa faute. Élodie prit Magnus entre ses doigts pour l'inspecter. Évidemment, une épine lui perfora le pouce.
Elle bondit comme si elle avait marché sur une punaise et lâcha le cactus. Le pot tomba et Magnus roula sur le sol. C'était trop. D'un geste théâtral, elle s'effondra sur une chaise, son pouce dans la bouche, tout en fixant la scène du crime. Voilà donc ce qu'était sa vie : un cactus moribond, un doigt en sang, et une colère qu'elle ne comprenait même plus.
Quand l'adrénaline retomba, elle ramassa Magnus et décida d'aller consulter Internet. Une heure de recherche plus tard, elle savait tout sur les cactus. Qu'ils étaient des modèles de résilience. Qu'ils stockaient l'eau dans leur chair spongieuse pour survivre des années dans le désert. Et qu'ils n'aimaient pas être trop arrosés.
Elle découvrit aussi une anecdote étrange : certaines espèces de cactus cicatrisent leurs blessures en sécrétant une sorte de résine, une couche protectrice qui durcit avec le temps. Elle trouva ça fascinant. Ces petites plantes piquantes n'avaient pas besoin d'aide extérieure. Elles savaient se réparer toutes seules.
Ce soir-là, elle sortit un carnet vierge, celui qu'elle réservait aux grandes occasions (bien qu'il n'y en ait jamais eu), et se mit à écrire. Pas une liste. Pas un plan. Juste des phrases désordonnées : « Pourquoi je veux tout réparer ? », « Pourquoi je veux être parfaite ? », « Pourquoi Magnus s'en fout ? ». C'était la première fois qu'elle écrivait sans chercher à bien faire. Et bizarrement, elle se sentit un peu mieux.
Les jours suivants, elle fit quelque chose de complètement inédit : elle laissa Magnus tranquille. Elle ne le surveilla plus. Elle lui donna de l'espace, à lui et à elle-même. Au bout de quelques semaines, la tache grisâtre disparut comme par enchantement.
Un matin, en arrosant Magnus (avec parcimonie, bien sûr), Élodie se surprit à sourire. Elle n'était pas guérie de tout. L'insatisfaction était toujours là, tapie dans un coin de son esprit, prête à lui murmurer qu'elle n'en faisait jamais assez. Mais elle commençait à comprendre qu'elle pouvait l'écouter sans forcément lui obéir.
Et Magnus ? Il était toujours là, fièrement campé sur le rebord de la fenêtre, ses épines tendues comme des bras levés vers le ciel.
Elle lui tapota doucement le pot en partant travailler.
— Toi et moi, on fait une bonne équipe, non ?
Dans la rue, elle remarqua des fissures sur la façade d'un immeuble. Avant, cela l'aurait agacée. Mais aujourd'hui, elle y vit autre chose : une preuve que même les choses abîmées pouvaient tenir debout.
« Et ça, se dit-elle, c'était déjà pas mal. »
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